855 – LES INTELLECTUELS SONT-ILS DES IMPOSTEURS ?

Les philosophes et intellectuels de l’après-guerre, qualifiés de postmodernes, étaient-ils des imposteurs ? Ils étaient anti-bourgeois, et fascinés par le communisme. Mais étaient-ils intellectuellement respectables et moralement justes ?

Ils étaient tous les fils spirituels de Karl Marx, ils étaient anti-capitalistes, anti-bourgeois et rêvaient d’abattre les structures. Ils étaient des anarchistes comme Foucault, des marxistes dogmatiques comme Althusser, des nihilistes débridés comme Zizek, issus de la haute société comme Theodor Adorno et Georg Lukacs, des bureaucrates de gauche comme Jurgen Habermas, des communistes bourgeois antibourgeois comme Jean-Paul Sartre, des apôtres du non-sens comme Jacques Lacan et Gilles Deleuze, des maoïstes ou stalinistes soixante-huitards, tous unis vers un seul but : faire la révolution !

Le rôle des intellectuels

Pendant cette période, la vie intellectuelle devint l’apanage exclusif de la gauche, qui s’était auto-attribuée le monopole de la pensée. Le plus étonnant, c’est que ces mêmes intellectuels, qui furent à juste titre traumatisés par les crimes d’Hitler, ne trouvèrent rien à redire à ceux de Staline et de Mao ! Ils ne bronchèrent pas lorsque les chars soviétiques envahirent Budapest en 1956 et bien peu furent offusqués lorsque la même armée soviétique entra dans Prague en 1968…

Leur aveuglement était total. Ils ne mesurèrent pas combien était semblable le totalitarisme fasciste et communiste. Enfermés dans leurs cercles universitaires, ils se croyaient les vrais agents de la révolution et pensaient « qu’ils devaient leur légitimité à l’exactitude de leurs opinions » ! C’est ainsi que le philosophe italien Gramsci, dans « Le Prince moderne » instaurait le droit de gouverner des intellectuels. On croit rêver !

Gramsci, et après lui tant d’autres, affirmait que l’on peut faire la révolution et se battre en héros en restant simplement assis à son bureau, travaillant à renverser l’hégémonie bourgeoise tout en profitant de ses bienfaits ! Il ne faut pas oublier que tous ces intellectuels étaient rémunérés par l’Etat qu’ils vilipendaient tant.

Mais, ironie de l’Histoire, toute la thèse du communiste Gramsci sur la prise du pouvoir, sous forme d’une association mystique avec « les masses », fut dérobée et mise en pratique avec succès par les fascistes !

Jouissance et consumérisme

Il faut se replacer dans le contexte de l’après-guerre et du traumatisme considérable que la découverte de l’horreur absolue provoqua sur le psychisme collectif. Cette période donna le jour à deux tendances quelques peu contradictoires. D’un côté un peuple avide de consommer, faisant le jeu d’une société marchande capitaliste, et de l’autre des intellectuels traumatisés par le nazisme, qui se jetèrent dans les bras du marxisme anticonsumériste et anticapitaliste qui devint à la mode.

C’est ainsi qu’en Allemagne, le philosophe marxiste Theodor Adorno, figure typique de l’école de Francfort, entreprit la critique de la raison et donc des Lumières. Il s’interrogeait : comment une société moderne, bâtie sur l’esprit tolérant, critique et logique, a-t-elle pu engendrer Auschwitz ? 

Ce fut la prise de conscience qu’il ne suffit pas à l’homme d’être bien éduqué, raffiné et amateur des arts, pour échapper à ses instincts barbares. Prise de conscience d’autant plus douloureuse qu’elle enlevait aux intellectuels leur principale illusion concernant leur œuvre qu’ils considéraient civilisationnelle. Adorno en vint à affirmer : « Les Lumières sont totalitaires ».

Il fut un des premiers à critiquer le consumérisme et surtout la culture de masse, sorte d’aliénation qui écrase l’individualité. Il est difficile de lui donner tort quand on observe l’évolution qui a suivi ! Cela n’a pas empêché Adorno, en 1968, de se trouver en désaccord avec ses étudiants marxistes et maoïstes qui l’accuse de « complicité avec le pouvoir bourgeois » lorsqu’il condamne les débordements de l’époque. Ils exigent de lui une « autocritique », méthode à la Mao dont la gauche européenne devint coutumière. « Qui n’est pas avec nous est contre nous », selon le mantra communiste bien connu !

De son côté, l’économiste américain John Galbraith, publie « L’ère de l’opulence » dans lequel il critique l’économie de marché et mène une offensive en règle contre le diktat des entreprises « qui imposent des produits aux consommateurs et non l’inverse ». Il ajoute, de façon prémonitoire : « Au fur et à mesure que l’abondance augmente dans une société, de nouveaux besoins sont sans cesse créés par le processus même qui les satisfaits ». Nous y sommes, en plein dans « la tyrannie du désir », digne de l’ancien testament. Nos désirs ne sont pas vraiment les nôtres mais ceux qu’on nous impose !

Nous rejoignons ici le concept d’Adorno sur « le fétichisme de la marchandise », que l’on peut approuver mais qui se trouve en contradiction totale avec l’air du temps en 1968, soutenu par les intellectuels, et qui prônait la jouissance en faisant porter à l’ordre bourgeois toutes les entraves au bon plaisir individuel ! Comment mettre une entrave, qui ne soit pas bourgeoise, au plaisir de consommer ? La réponse fut le totalitarisme !

Abattre l’ordre bourgeois

Le bourgeois fut l’archétype du mal capitaliste pour l’ensemble des intellectuels de gauche de l’époque. En bon élève de Marx, ils rivalisèrent dans les injures et l’ostracisme vis-à-vis de cette classe sociale, « à la fois prédatrice et dominatrice ».

D’où cet appel d’Habermas, la fine fleur de la philosophie allemande, qui propose comme but conscient de renverser le système des institutions établies et de briser les chaines de la culture bourgeoise en découvrant « une autre forme de conscience ». Après des pages et des pages de verbiage, il construit une sorte de machine judiciaire, qui accuse la société bourgeoise de tous les échecs déshumanisants.

Habermas prétend décrire « une situation idéale de parole » pour atteindre un nouvel ordre social qui anéantirait le poison de la conscience bourgeoise. Selon Jean-Paul Sartre, le bourgeois ressemble au citadin ordinaire, propriétaire, marié, plus ou moins fidèle, père consciencieux, mais dont la conscience serait corrompue. L’intellectuel de gauche étant le sauveur de cette classe sociale qui doit prendre conscience de ses illusions !

Michel Foucault reprit le flambeau et s’employa à démasquer l’ordre bourgeois derrière toutes les institutions et à condamner sa domination. Le travail est une aliénation du même ordre que les fous dans un asile sous l’autorité des sains d’esprit ! D’ailleurs « c’est dans une certaine expérience du travail que s’est formulée l’exigence, indissociablement économique et morale, de l’internement ».

La rhétorique de Foucault est calibrée pour nous faire croire qu’il existe un lien intrinsèque entre bourgeoisie, famille, paternalisme et autorité. Il élabore une liturgie de dénonciation contre un complot bourgeois omniprésent. Finalement, la vie dans une société bourgeoise ne serait rien d’autre qu’un univers carcéral à ciel ouvert ! « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ».

La révolution

Pour résumer la situation, les intellectuels communistes de l’époque avaient pour but principal d’abattre l’ordre bourgeois afin d’y asseoir leur propre domination sur ce qu’ils dénommaient avec mépris, « les masses », c’est-à-dire des gens comme vous et moi, incapables de se diriger par eux-mêmes. Pour atteindre ce but ultime, un seul moyen : la révolution !

En 1968, devant un groupe d’étudiants maoïstes, Foucault déclarait sérieusement : « La révolution ne peut que passer par l’élimination radicale de l’appareil de justice, et tout ce qui peut rappeler l’appareil pénal et tout ce qui peut en rappeler l’idéologie ». Il recommande de supprimer les tribunaux au profit de « justice prolétarienne » qui se passerait des services d’un juge ! Du délire…

On atteint le paroxysme du délire avec Althusser qui s’enferme dans son propre discours mais reste, quoiqu’il arrive, d’une loyauté absolue à Marx, à Engels, à Lénine, à Mao et par-dessus tout au Parti Communiste. On s’étonne aujourd’hui du succès qu’a rencontré le discours paranoïaque d’Althusser auprès des nouvelles générations d’universitaires, spécialisés en science humaine.

Althusser voulait renverser la table car chaque institution fait partie de la « conspiration objective » qui l’opprime. L’Eglise, la famille, l’école, les syndicats, la culture, la presse, le système judiciaire qui appartiennent tous aux « appareils idéologiques de l’Etat qui visent à la reproduction du pouvoir répressif ».

Dans les années 70, « dans ce kilomètre carré qui entoure la rue Mouffetard, on assista à toutes les impostures intellectuelles exprimées dans une novlangue impénétrable où l’obscurité pouvait être vue comme la preuve d’une profondeur et d’une originalité trop grande pour être comprises avec des mots ordinaires ». Il est difficile de contredire cette réflexion de Roger Scruton dans son remarquable essai « L’erreur et l’orgueil ».

C’est sans doute avec Lacan et Deleuze que fut atteint le paroxysme du « non-sens », érigé en dogme. La pensée et la non-pensée sont sur le même pied d’égalité. Deleuze écrit dans une sorte de révélation extatique, « l’objet transcendant de la faculté de sociabilité, c’est la révolution. C’est en ce sens que la révolution est la puissance sociale de la différence » ! C’est limpide, faisons la révolution… Je vous épargne d’autres passages encore plus obscurs d’un emballage intellectuel destiné à impressionner le client. Tout cela est entouré de mystère, et c’est le même mystère qui entoure l’idée de Dieu. On peut en parler pendant des lustres et aboutir à rien, c’est-à-dire au non-sens.

La révolution doit donc aller jusqu’au non-sens et s’éloigner des arguments rationnels et de la recherche de la vérité. L’amour de la vérité n’est qu’un déguisement, qu’un aveu de faiblesse comme l’annonce Lacan dans un de ses Séminaires : « L’amour de la vérité c’est l’amour de cette faiblesse dont nous avons soulevé le voile, c’est l’amour de ceci que la vérité cache, et qui s’appelle la castration ».

La relève

Tout ce beau monde promettait donc une révolution qui ne vint jamais, parce que « les masses » ne comprenaient rien à ces discours abscons et ne rêvaient que d’une chose : consommer…

Ils assistèrent à l’écroulement de l’Union Soviétique, le modèle déifié, et ils observèrent avec dépit une Chine qui s’embourgeoisait et reprenait à son compte toutes les recettes qui avaient fait le succès du capitalisme. Les Chinois s’adonnèrent aux plaisirs éphémères du consumérisme.

Il en fallait plus pour décourager une palette d’intellectuels qui continuèrent la lutte dans un charabia de plus en plus opaque, en dignes élèves de Lacan et Althusser. C’est ainsi qu’Alain Badiou restait dévoué à la grande cause prolétarienne qui devait libérer l’humanité de ses chaines et il affirmait que Lacan et Althusser n’étaient pas des charlatans fous et géniaux, mais des contributeurs majeurs à la compréhension de notre époque.

Alain Badiou avait comme projet de mettre le projet révolutionnaire en équation Mathématiques, suivant en cela les délires Lacaniens avec ses « mathèmes » qui seraient, selon lui, « les index d’une signification absolue ». Nous sommes dans la spéculation magique sous l’emballage d’une science exacte !

Ce qui est certain, c’est que l’aveuglement des intellectuels donne une idée de l’infini quand il s’agit de servir leur idéologie. C’est ainsi que Badiou osa écrire qu’il n’existait qu’un grand philosophe de notre époque : Mao Zetong ! Il fut même un adepte de « la solution finale » avec les Khmers Rouges du sanguinaire Pol Pot…

Il faut bien conclure et admettre que toute cette agitation et ce verbiage pompeux et hermétique, enfermés à double tour dans un coffre dont les clés avaient été jetées dans la Seine, n’étaient que des impostures fumeuses. La proclamation dévastatrice de Lacan illustre à merveille cette période : « Rien n’existe qu’en tant qu’il n’existe pas ».

On peut seulement regretter que ces brillants penseurs avaient oublié cette observation de Nicolas Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément »… Les intellectuels modernes n’ont-ils pas les idées claires ?

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