857 – LE PRIX ET LA VALEUR

Il me semble que le vrai et grand débat qui concerne l’humanité tourne autour de l’être et de l’avoir. Tout ne s’achète pas. Il y a des choses de grande valeur qui n’ont pas de prix et des choses de grand prix qui sont sans valeur… Mais nous vivons aujourd’hui dans un monde « non-binaire » qui ne parvient plus à distinguer le vrai du faux !

Ce qu’est devenue la fête de Noël illustre parfaitement la crise que traverse l’Occident. Noël portait un message d’espoir à une humanité angoissée par son destin terrestre et angoissée par la peur du néant après la mort. Mais Noël a été vidé de son sens et ne vaut plus que par sa valeur marchande, par le chiffre d’affaires qu’il va générer. Les Pères Noël qui déambulent, grotesques, dans les galeries marchandes, illustrent parfaitement cette dérive.

 Le consumérisme a avalé Noël et a gommé son message qui était celui de Jésus venu pour nous enlever le poids de la culpabilité du paradis perdu. Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour mesurer la profondeur de ce mythe universel. Dans le jardin de la tentation l’humanité a choisi la pomme, c’est-à-dire la séduction de l’avoir au dépend de l’être. Confondre le prix et la valeur, cela fut toujours la grande méprise de l’humanité.

Des gens de valeur

Qui représente la vraie valeur, Jésus ou le Père Noël ? Le PDG a-t-il plus de valeur que l’ouvrier ? Le riche vaut-t-il plus que le pauvre ? Le maitre que l’esclave ?

Notre civilisation vénère le pouvoir de l’argent et méprise le démuni. Une hiérarchie s’installe dans notre tête en fonction du niveau de vie de chacun. On respecte plus un professeur qu’un paysan, plus un ingénieur qu’un professeur, plus un bourgeois qu’un mendiant. Comme si notre valeur se mesurait par ce qu’on gagne.

J’ai la chance d’avoir été élevé dans une famille pour laquelle la valeur d’un homme se mesurait à son éducation, son raffinement dans les idées, son honnêteté, son sens de l’honneur, son éthique et sa fidélité. On pouvait être sans le sou et n’avoir rien à offrir que son sourire et sa gentillesse. Ce qui comptait, c’était la profondeur des sentiments, l’humanité vraie. La vraie noblesse n’était pas celle du titre, mais celle du cœur, aristocrate ou paysan.

Kant nous disait qu’en tant qu’individus, nous devons être traités comme des fins et non comme des moyens, c’est-à-dire comme des sujets libres et non comme des objets que l’on manipule. Respecter l’humanité, c’est élever le sujet humain au-dessus du monde des objets, dans un royaume du choix responsable. Aristote est toujours là pour nous rappeler que nous ne naissons pas hommes, nous le devenons !

Transcender le consumérisme

Les penseurs des années 70, critiquables par bien des points de vue, ont eu au moins le mérite de pointer du doigt le malaise que le consumérisme générait dans notre civilisation (Relire chronique 855 : « Les intellectuels sont-ils des imposteurs ? ».

Le remède proposé par ces intellectuels était politique. Selon eux, il fallait d’abord faire la révolution et abattre le capitalisme et la société bourgeoise, à l’origine de tous les maux. Il fallait confisquer les biens et les confier à un État tout puissant.

La révolution contre le péché originel doit se faire par « des appareils idéologiques d’État », selon l’expression d’Althusser. Tous les pouvoirs de la société civile sont attribués à L’État qui va contrôler et censurer la publicité, les media, la distribution des marchandises, l’expression artistique.

Tel était le programme qui fait frémir d’autant qu’il s’accompagnait d’une éradication systématique des religions, jugées irrationnelles. Finalement la société civile n’avait plus aucun rôle, ni aucune responsabilité morale. Les appareils d’État, chapeautés par le Parti, s’occupaient de tout ! L’homme était réduit au rang d’objet…

Personnellement, je n’ai jamais pensé que tous les maux que l’on prête à la modernité proviennent du capitalisme. J’y vois davantage la primauté du matérialisme ambiant qui concerne aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme intransigeant.

Nous sommes des êtres cruellement soumis à la tentation, et nous nous détournons de notre accomplissement pour nous complaire dans l’illusion de la consommation, relève le penseur anglais Roger Scruton dans son livre « L’erreur et l’orgueil », qualifié de « Chef d’œuvre » par le Wall Street Journal. 

Scruton termine son livre par cette conclusion à laquelle j’adhère totalement : « Ne pas céder à la tentation est une mission spirituelle. Aucun système politique, aucun ordre économique, aucune dictature ne peut remplacer la discipline morale à laquelle nous devons tous nous soumettre si nous voulons vivre dans un monde d’abondance sans avoir à mettre en vente ce qui nous est le plus cher, l’amour, la moralité, la beauté, Dieu lui-même ».

L’usage du monde

Roger Scruton poursuit sur sa lancée : « Nous connaissons la solution et elle n’est pas politique. Nous devons changer de vie. Et dans cette perspective, nous avons besoin d’une autorité spirituelle, la capacité à faire des sacrifices et le refus d’être réduits au statut de machines désirantes de Deleuze. Ce nouveau mode de vie passe par la religion et la culture, et en particulier par la culture imprégnée de Dieu… ».

Parler de morale et de religion, par les temps qui courent, ce n’est pas politiquement correct ! Pourtant ce n’est ni le capitalisme, ni le socialisme, ni la religion qui sont en cause, c’est l’usage qu’on en fait… La plus belle des idées peut être dévoyée par la façon dont les humains l’interprètent et lorsqu’ils veulent en faire des instruments de pouvoir.

La religion chrétienne n’a pas échappée à cette malédiction et nombreux sont ceux qui se sont éloignés de son message universel, déçus par les dogmatismes, révoltés par les luttes de pouvoir et allergiques à la mise sous tutelle de nos consciences.

C’est ainsi que l’Occident a sombré dans le non-sens et le pessimisme, s’égarant dans le consumérisme et les plaisirs addictifs qui n’apportent pas de supplément de bonheur. Une certaine fatigue de vivre s’est emparée de notre civilisation trop matérialiste, qui sait mettre un prix sur tout, mais qui a perdu la notion de valeur supérieure.

Une fois encore Aristote vient à notre secours : « La richesse consiste bien plus dans l’usage qu’on en fait que dans la possession », et « on ne devient homme qu’en se surpassant ».

Et pourtant, le message de Jésus était universel et révolutionnaire. Il fut le premier à s’élever contre le pouvoir religieux des grands prêtres de l’époque. Il préconisa de « rendre à césar ce qui est à César », faute impardonnable dans un pays où la religion était au-dessus de tout, comme aujourd’hui chez les musulmans. D’une certaine façon, il fut le premier laïc ! Mais cet affront méritait la mort…

Les européens contemporains n’ont pas su reconnaitre ce message universel sur lequel l’Europe s’était jadis bâtie et qui a toujours constitué, non seulement son ciment, mais aussi sa plus haute valeur, comme l’islam constitue le ciment du monde arabo-musulman. Les pays d’Asie n’ont pas ce lien qui les unie. Pour cette raison l’unité de l’Europe, sans valeur commune, autre que marchande, devient impossible, et nous avons collectivement manqué notre mission. Nous ne connaissons que le prix des choses…

Pour finir, et vous aider à bien terminer l’année, je vous offre un petit cadeau sans prix, ces quelques lignes de Charles Péguy que j’ai relues ce matin dans « Le Porche du mystère de la deuxième vertu » : 

« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.

Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout

Cette petite fille espérance

Immortelle.

L’Espérance est une petite fille de rien du tout.

Qui est venue au monde le jour de Noël »…

Quelle que soit sa religion ou son degré d’athéisme, Noël constitue un moment unique, pour réfléchir au sens et à la valeur que nous voulons donner à notre vie dans une perspective plus grandiose. S’élever au-dessus de notre humaine condition pour la replacer dans un contexte plus vaste, dégagée de la glèbe de notre animalité. Notre vie n’a pas de prix, mais elle prend toute sa valeur lorsqu’elle est interconnectée avec l’humanité entière, et solidaire de l’ensemble du vivant…

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