224 – QU’IL EST DOUX DE NE RIEN FAIRE

Qui a le temps, aujourd’hui, de ne rien faire ? C’est un luxe que nous avons perdu. L’ennui est pourtant un privilège riche de promesses. Il existe deux types d’ennui.

Durant mes années de pensionnat, j’ai appris l’art de l’ennui. Sept ou huit heures par jour, assis devant des professeurs qui se relaient pour vous distiller, d’une voix monocorde, un filet d’eau tiède sans goût et sans saveur. Imaginez l’intérêt que l’on porte, à douze ans, à l’usage du gérondif en latin ou au positionnement de l’armée de Napoléon à la bataille d’Austerlitz ! En dehors des cours insipides dont je viens de parler, nous disposions d’au moins quatre heures par jour « d’études surveillées » durant lesquelles nous étions assis seul à notre petit bureau qui contenait toutes nos richesses intimes, au milieu d’une grande salle impersonnelle et froide. Que dire des week-ends interminables, des promenades, en rang par deux, le long de faubourgs laids et tristes ? Disons que j’ai donc eu maintes occasions de mener l’art de s’ennuyer proche de la perfection. Je nomme ce type d’ennui, l’ennui poisseux et morne, l’ennui gris et lourd.

Les vacances à la campagne me permettaient de goûter à un ennui plus savoureux. Les torpeurs de l’été donnent à l’inaction des douceurs inestimables. Les après-midi vides sont souvent l’occasion de délicieuses langueurs. L’ennui est une source inépuisable d’opportunités et d’expériences originales. Les menus grains de poussières qui flottent et s’agitent de façon désordonnée dans une raie de lumière sont source de méditation. Le tic-tac de la pendule ou le craquement du parquet, que vous êtes seul à entendre, peut vous émouvoir de  subtiles et mystérieuses façons. L’odeur, qui émane d’un vieux livre que l’on manipule, agit comme un parfum connu que l’on respire en fermant les yeux. L’art de ne rien faire consiste à ne rien attendre, le temps est comme suspendu.

Moi, ce qui me manque, c'est d'avoir du temps

 L’ennui, c’est du temps gratuit qui nous est donné comme une page blanche à remplir. C’est quelque chose qui nous appartient en propre et que nous meublons à notre guise, c’est une plage pour le rêve, pour l’évasion. C’est un espace de liberté. L’ennui est l’amant de l’imagination et il la féconde. Ce type d’ennui là est léger et lumineux, il est notre compagnon de vie, témoin de nos pensées secrètes, celui qui partage nos joies et nos peines, ami fidèle. Savourer pleinement l’ennui nécessite un long apprentissage. Au début, l’on croit que l’ennui est ennuyeux et monotone, car il faut une longue pratique pour apprécier sa subtilité, sa richesse et la leçon qu’il apporte. L’ennui s’apprécie sur la durée, c’est comme apprendre à jouer du violon. L’ennui prend son temps pour donner sa pleine mesure et il ne s’exerce pas dans la précipitation. L’ennui aime la solitude et survient dans le silence du recueillement. Il apaise l’âme. Il se tisse avec lenteur, se brode à petites aiguillées et vous pénètre doucement, imperceptiblement, avant de déboucher sur l’infini du rêve. C’est parce que ce rêve nous manque qu’il nous faut aujourd’hui sans cesse voyager…

attention à ne pas ressembler à des Shadoks...

 Nous ne permettons plus à nos enfants de s’ennuyer. Nous leur préparons des programmes, des plannings, des emplois du temps bien chargés. Il faut les « occuper », les remplir, de sorte qu’ils n’aient plus une minute à eux. Nous spolions nos enfants de la douceur de l’inaction. Il faut être utile, efficace et lutter sans relâche contre les temps morts, les moments creux, les instants sans rien faire. Il faut occuper les mains, occuper l’esprit, car il n’y a pas de temps à perdre. Notre époque est infernale, active jusqu’à l’agitation, stressée jusqu’au burn-out, mais hélas, elle ne connaît plus la jouissance de l’ennui. Et pourtant, c’est l’absence de programme qui conduit à l’autonomie, à la liberté, à la responsabilité. Si chaque minute de sa vie est prise en charge, l’enfant ne sera jamais autonome.

Je repense avec émotion au bon temps, suffisamment vaste, pour laisser de la place à une dose d’ennui. Aujourd’hui, je suis trop occupé avec mes emails, avec mes multitudes d’amis sur Facebook, avec toutes ces informations qui m’arrivent sur Twitter. Je navigue sur Google, je consulte mon i-phone et souvent le temps me manque pour feuilleter mon i-pad.

 L’ennui est délicat, il a besoin d’être préservé, un rien le brise, comme son allié le silence. Laissez vos enfants ne rien faire, les vacances sont aussi faites pour cela et c’est dès l’enfance que l’on apprend cet art délicat… Fuir l’ennui, c’est fuir le rêve ! Joyeuse année à tous. Passez de doux moments à ne rien faire !

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2 commentaires

  1. Tout à fait d’accord avec vous ! Aujourd’hui, à la soixantaine passée, je me rappelle avec tendresse de mes journées d’écolière où je révassais en regardant le ciel ou les arbres de la cour… où je découvrais avant de le lire, l’odeur du papier d’un livre ancien, où j’observais avec profondeur les adultes se pressant autour de moi et m’incitant à m’activer.
    Ma mère me bousculait souvent car j’étais disait elle “rêveuse” et “endormie”. Et je me souviens que je souffrais beaucoup de leur “énergie” car j’étais une contemplatrice, en harmonie avec la nature, la vie, accordant autant d’importance au chat faisant sa toilette, à la branche d’arbre qui tombait en tournoyant qu’aux propos de mes parents.
    En grandissant il a fallut accélérer mon rythme pour gérer un métier, une famille, des enfants… Mais je me souviens que je laissais “des temps morts” à mes enfants pour qu’ils puissent rêver.
    Depuis la retraite, je revis, non je vis ! tout simplement. J’ai la chance d’avoir un mari très actif qui fait beaucoup dans la maison. Alors, moi j’ai retrouvé mon bonheur de petite fille et je regarde, je pense, je prie, j’observe, je prends le temps…. Et le temps se donne à moi. J’ai le sentiment que j’ai plein de temps devant moi, sans doute parce que je ne fais qu’un avec la vie….
    Bonne Année 2012.

    1. J’aime beaucoup votre commentaire d’une très belle écriture. C’est aussi un beau témoignage et l’éloge des “temps morts” dans lesquels la vie s’épanouit.

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