781 – DES POINTS ET VIRGULES

Le sujet n’est pas anodin. La ponctuation constitue la respiration et le souffle d’un texte. Mais sur les réseaux sociaux, on veut aller à l’essentiel, et nous faisons souvent l’impasse sur les virgules, les points-virgules et même les points.

En cette période estivale, prenons le temps de flâner ou de naviguer sur les fluctuations de la langue française, soumise elle aussi aux aléas de l’époque, en perpétuelle rénovation.

La ponctuation n’a pas toujours existé. Il fut une époque où les écrits étaient lus à haute voix et la respiration du texte était due au talent du locuteur. Il y mettait son propre souffle et son tempo personnel. Au Moyen-âge la lecture silencieuse, tacite legere, était rare.

Pingo

Il parait cependant que c’est au IIème siècle avant J.C. qu’Aristophane de Byzance, en charge de la bibliothèque d’Alexandrie, décide d’insérer un blanc entre deux noms. Avant eux, d’Homère à Aristote, les auteurs écrivaient de façon serrée, sans espace. Est ensuite apparu le point qui consistait à « piquer » le texte pour clore une période, du latin pingo(je pique) ; c’est l’étymologie des mots point et ponctuer.

Après le moine Hildemar qui, au Moyen-âge, introduisit le point d’interrogation, il fallut attendre 1455 et l’imprimerie de Gutenberg pour qu’un certain ordre s’installa dans les nouvelles règles de la ponctuation.

Les imprimeurs et typographes exercèrent à ce sujet un véritable diktat, au point que de nombreux auteurs s’en plaignaient car ils jugeaient que leurs textes étaient souvent dénaturés. Cette mise aux normes découlait de la vulgarisation de la presse, de la diffusion des livres dans les écoles publiques et des feuilletons dans la presse de boulevard où excellait Balzac, au XIXème siècle.

Les poètes, souvent rebelles et subversifs, faisaient bande à part et savaient s’affranchir de la ponctuation, considérant que la musicalité de leurs poèmes était comme une partition pour l’œil et pour l’oreille. Le premier coup de butoir contre les règles fut asséné en 1897 par Stéphane Mallarmé dans son poème célèbre, « Un coup de dès jamais n’abolira le hasard ».

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Il est loin le temps où le célèbre imprimeur Etienne Dolet se disputait avec Rabelais sur les règles de la ponctuation et sur la place de la virgule. Tous les empires finissent par s’écrouler, surtout ceux des grammairiens.

« Le siècle est aux humeurs. Et la ponctuation est au diapason. Sur les écrans de nos téléphones intelligents, nos messages sont émotifs. On les parsème de soleil dodus, hilares pour marquer la joie ; larmoyant juste ce qu’il faut, pour exprimer un nuage à l’âme ; éméchés de l’œil, comme une Carmen de bazar, pour signifier la connivence ». Cette remarque d’Alexandre Demidoff dans le journal Le Tempsexprime comment les émoticônes concurrencent désormais les virgules et autres signes vénérables…

« Un point dans un SMS, c’est comme claquer une porte à la face de son interlocuteur, ce n’est pas cool », affirme un étudiant. « La virgule, vous n’y pensez pas, dans un texto, c’est balourd ! » prétend de son côté une étudiante. Personne n’ose demander à ces jeunes ce qu’ils pensent du point-virgule… cela fait tellement « Ancien Régime ! ».

Nous pouvons désormais comparer Aristophane de Byzance avec l’Américain Scott Fahlman qui, en 1982, fut le premier à utiliser le fameux 🙂 qui se transforma en une contagion planétaire.

L’époque est à la contestation. Il se peut que les émoticônes, les smileys et autres frimousses constituent désormais la nouvelle ponctuation, plus émotives et subjectives ?

L’âme du texte

Jusqu’à nouvel ordre, je demande à Chantal de bien vouloir relire mes chroniques dans lesquelles elle sait débusquer les fautes d’orthographes et les « fautes » de ponctuation. J’ose à peine utiliser le mot « faute » car tout est désormais si subjectif et mouvant !

L’orthographe n’est pas épargnée et demeure encore le luxe de ma génération. Il ne fait pas de doute qu’elle subira elle aussi l’élagage de la modernité. Elle sera épurée, simplifiée et mise à niveau pour suivre les normes des échanges sur Twitter…

Mais revenons à la ponctuation, ce privilège de l’écrit, ce luxe de l’intelligence. Il est sur le sujet des interrogations quasi théologiques : met-on une virgule ou pas avant une proposition relative ? Parfois, elle n’est pas déterminante, mais souvent elle modifie quelque peu le sens du texte.

Bien souvent la virgule n’est pas anodine, elle est parfois même décisive. Si vous dites : « Venez manger, les enfants ! », ne vous aventurez pas à supprimer la virgule, cela vous attirerait des ennuis !

La virgule, donc, est l’âme du texte, elle l’allège, lui donne un rythme et rend la lecture plus agréable, plus fluide. Je lui souhaite longue vie.

Sermon sur la mort

Me faut-il faire l’éloge funèbre du point-virgule, ce maître de la symétrie ? Il fut la fierté des écrivains du grand siècle. Mais qui lit aujourd’hui Bossuet ou Madame de Lafayette ?

Parlez du point-virgule aux collégiens d’aujourd’hui ; ils ne savent même pas ce que c’est. Un écrivain contemporain le traite de « parasite timoré qui traduit le flou de la pensée, et colle aux dents du lecteur comme un caramel trop mou ». A t-il lu Gustave Flaubert ou Proust pour qui le point-virgule est l’aristocrate de la belle page ?

Il faut avouer que le point-virgule a contre lui le fait d’être le favori des ronds de cuir de l’administration. Il est enrôlé au service des clauses en cascades et des énumérations abscondes dont l’administration a le secret…

Je le préfère chez Bossuet, dans le Sermon sur la mort, précisément : « Si l’homme s’estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l’homme se méprise trop, tu sais relever son courage.»

Je viens de lire « A la ligne », publié cette année et écrit par Joseph Ponthus. Il s’agit d’un long poème en prose qui ne manque ni de souffle ni de rythme et pourtant il n’use d’aucune ponctuation :

« Quelle poésie trouver dans la machine la cadence et l’abrutissement répétitif

Dans les machines qui ne fonctionnent jamais ou qui vont trop vite

Dans cette nuit sans fin éclairée de néons blafards sur les carreaux blancs des murs des inox des tables de travail les tapis mécaniques et le sol marronnasse

Dans des animaux morts qu’on travaille à longueur de nuit puis de matin

Aucun oiseau ne vient jamais par une ouverture dérobée s’introduire dans nos ateliers

Les seuls animaux vivants sont les rats qu’on combat près des poubelles extérieures

On ne voit jamais les vaches vivantes

Nos corps des atlas de troubles musculo-squelettiques

Nos joies des petits riens

Des bouts d’insignifiance qui prennent sens et beauté dans le grand tout le grand rien de l’usine

Un collègue qui aide juste en devinant ton regard

Un geste qui devient efficace

Une panne de machine de dix minutes et les muscles qui se relâchent

Le week end qui ne tardera pas

La journée qui se finit enfin

L’attente de l’apéro
Manger à sa faim

Dormir de tout son soûl

La paie qui tombe enfin

Avoir bien travaillé

Avoir retrouvé une chanson oubliée qui fera tenir encore deux heures

Avoir retrouvé un couplet

Sourire »

 

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Un commentaire

  1. Merci de rendre à la ponctuation ses lettres de noblesse.
    Dommage pour les « énumérations abscondes » [abscons, absconse]

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