Les individus, les sociétés humaines, les entreprises ou les nations sont soumis en permanence à des stress et à des évènements imprévus. Ils s’adaptent aux changements ou ils disparaissent. C’est le principe de l’évolution naturelle appliquée à l’ensemble du vivant, y compris des organisations humaines.
Nous devons la notion d’« antifragile » à l’économiste Nassim Nicholas Taleb qui a publié un essai passionnant sous ce titre. Je vous recommande ce livre à la lecture aisée dans lequel chaque page apporte son lot de références historiques ou littéraires, dans un style agréable. C’est une lecture roborante et le contraire d’un livre académique, savant et ennuyeux…
Taleb fut connu il y a quelques années lorsqu’il publia « Le cygne noir », un livre de référence chez ceux qui aiment emprunter de nouveaux chemins dans la connaissance et n’ont pas peur des idées simples mais fortes. Les cygnes noirs sont des évènements aléatoires, imprévisibles et hautement improbables qui surviennent dans nos vies avec de profondes implications. On peut considérer que le covid fut un cygne noir pour l’ensemble de l’humanité…
La notion d’antifragile
Face à un évènement, à un stress ou à n’importe quelle situation nouvelle imprévue qui perturbent notre équilibre, nous sommes plus ou moins bien armés pour résister ou pour s’adapter.
Dans le monde matériel, les objets sont plus ou moins robustes ou plus ou moins fragiles. C’est la parabole du chêne et du roseau. Les objets flexibles sont généralement moins fragiles, ils plient mais ne rompent pas. Une boite en fer est plus robuste qu’une boite en carton, mais néanmoins elle peut être écrasée par plus lourd qu’elle. Il n’y alors plus de retour possible, la boite ne s’adapte pas et ne s’autorépare pas.
La situation est tout autre dans le monde vivant. Une cellule, un organisme, un individu ou une société humaine est aussi plus ou moins robuste ou plus ou moins fragile. Mais le vivant est doué d’une autre qualité : il peut être antifragile, ce qui n’est pas le contraire de fragile. De la même manière que le négatif est le contraire de positif, mais pas de neutre, on peut dire qu’il existe une fragilité positive et une fragilité négative, la fragilité neutre étant la robustesse. Taleb propose de dénommer « antifragile » cette fragilité négative.
Pour bien faire comprendre ces notions de fragile, robuste et antifragile, Nassim Taleb a recours a trois mythes fondateurs : Damoclés, qui dîne chez le tyran Denys avec une épée au-dessus de sa tête suspendue à un crin de cheval, évoque la fragilité. Le Phénix, cet oiseau mythique multicolore qui renait de ses cendres à chaque fois qu’il est détruit, évoque la robustesse. Enfin, l’Hydre à plusieurs têtes, qui aimait qu’on lui fasse du mal car à chaque fois qu’on lui coupait une tête il en repoussait deux, représente l’antifragilité.
L’antifragile, non seulement n’est pas détruit par les évènements hostiles qui surviennent, non seulement il s’adapte, mais il en ressort renforcé. En définitive, le désordre peut engendrer des bienfaits : c’est cela l’antifragilité. C’est en quelque sorte la définition de la vie et de la sélection naturelle.
Les sociétés antifragiles
On peut appliquer cette triade, fragile, robuste et antifragile, aux sociétés humaines et aux différents types de gouvernement. Les sociétés qui survivent à l’épreuve des ans étant celles qui sont fortement antifragiles.
On pourrait classer les gouvernements autoritaires dans la classe des robustes. Mais il s’agit souvent de colosses aux pieds d’argile. La planification, l’excès de contrôle, la trop grande rigidité des lois et un excès de police créent des sociétés rigidifiées, incapables de s’autoréguler. Ce type de sociétés finit par s’épuiser dans un labyrinthe bureaucratique qui absorbe toute la richesse créée. C’est ce qu’il advint au régime communiste d’Union Soviétique après seulement 70 ans de règne sans partage.
D’une certaine manière la Chine suit un chemin semblable, même si le système économique demeure libéral. Mais, comme le souligne le correspond du journal Le Monde à Pékin, « la politique relève d’un processus de décisions étonnament rigide, qui, premièrement, est incapable de reconnaitre ses erreurs et, deuxièmement, n’est pas assez souple pour adopter une stratégie différente… Même un parti unique et un État autoritaire ont besoin d’avoir des débats et d’être capables de se regarder dans le miroir ».
Nous pourrions faire les mêmes remarques à propos de la Russie dont le gouvernement, que l’on pourrait qualifier de robuste, est finalement assez fragile.
Il est intéressant de souligner ici, que ce sont les pays qui ont pris les décisions les plus draconiennes et pratiqué une censure pointilleuse lors de la crise du covid, comme ce fut le cas en France par exemple, qui ont provoqué le plus de dégâts sanitaires ou économiques !
La France est le pays occidental le plus centralisé et le plus bureaucratique, c’est sans doute aussi le plus fragile, avec un tropisme autoritaire récurrent. C’est le seul pays présidentiel d’Europe qui pratique une sorte de monarchie républicaine. La France n’est pas un pays fédéral qui, comme en Allemagne, laisse une certaine liberté de manœuvre aux Lands. Au contraire, elle refuse à ses citoyens la possibilité d’avoir recours aux référendums d’initiative populaire. Avec, ou malgré, une constitution très rigide, la France est certainement le pays d’Europe le plus fragile politiquement.
A l’inverse, le Royaume-Uni, avec une monarchie symbole de la continuité et une constitution très partiellement écrite et basée davantage sur les us et coutumes, survit aux outrages des siècles. On peut considérer qu’il s’agit d’une démocratie robuste.
De son côté, la Suisse, avec un vrai fédéralisme très vivant, un gouvernement collégial et le recours permanent aux référendums d’initiative populaire, constitue le modèle d’une véritable démocratie qui fonctionne avec le minimum de frictions. Il s’agit certainement du modèle de démocratie pérenne et suffisamment souple pour s’adapter aux vicissitudes du temps. Comme c’est le peuple qui choisit et qui décident de tout, il n’est pas enfermé dans une idéologie, comme peut l’être un parti politique, mais il sait corriger ses erreurs et modifier ses décisions. La Suisse demeure le type même d’une société antifragile, car elle sait s’adapter et sort grandie des crises.
La vie est antifragile
On peut se demander, avec Nassim Taleb, si une société idéale a besoin d’être gouvernée.
Personne ne gouverne notre métabolisme qui s’autorégule parfaitement pendant des dizaines d’années, pourvu que nous ne lui mettions pas des bâtons dans les roues en l’entravant par nos mauvais choix de vie.
A propos de la santé, par analogie, on pourrait faire référence à « la main invisible » qui régule l’économie selon la célèbre formule d’Adam Smith ! Si nous menons une vie naturelle, proche de la nature et loin des produits frelatés véhiculés par la modernité, on peut affirmer que nous sommes antifragiles ! A chaque instant nos cellules s’autoréparent et « apprennent » des vicissitudes qu’elles subissent. C’est ainsi que le système immunitaire sort renforcé de chaque épidémie et plus performant dans sa réponse.
Pour avoir porté des cruches d’eau sur sa tête tout au long de sa vie, la femme Africaine a un squelette solide, une bonne santé et un maintien remarquable. Au contraire, on fragilise les systèmes antifragiles avides de stress en les privant de pression.
D’une façon plus globale, la nature est antifragile. « L’aspect le plus intéressant de l’évolution est qu’elle ne fonctionne qu’à cause de son antifragilité : elle raffole des contraintes, du hasard, de l’incertitude et du désordre. Alors que les organismes individuels sont relativement fragiles, la génétique profite des chocs pour accroitre ses aptitudes », ajoute Taleb.
L’antifragilité a ceci de particulier qu’elle se nourrit de la fragilité d’autrui. Dans un monde concurrentiel c’est le meilleur qui gagne, il faut que des organismes meurent pour que la nature soit antifragile : la nature est opportuniste, impitoyable et égoïste. C’est comme si la nature se métamorphosait à chaque étape et modifiait sa stratégie à chaque instant.
« Si la nature dirigeait l’économie, elle ne renflouerait pas sans cesse ses sujets pour les faire vivre éternellement. Et elle ne possèderait pas non plus d’administrations permanentes, ni de centre de prévision qui essaient d’être plus malins que le futur » ajoute non sans malice Nassim Taleb.
Tout ce qui empêche la nature d’accomplir son destin ne fait que la fragiliser et entraver son antifragilité. Pour que la vie prospère et se renforce, il est nécessaire que certains sujets trop fragiles meurent. Nous l’avons dit, l’antifragile se nourrit du fragile…
Nous comprenons que l’excès de bureaucratie, de contrôle et de complexité administrative, supposés nous protéger individuellement des aléas de la vie, ne font que fragiliser nos sociétés devenues de plus en plus vulnérables, au fur et à mesure qu’elles deviennent plus complexes. Vouloir contrôler la complexité et viser le risque zéro, c’est la priver d’autorégulation caractéristique des organisations antifragiles… Gardons en mémoire cette phrase de Nietzche : « Ce qui ne te tue pas te rend plus fort ! »
un éloge du libéralisme ?