Se Voiler la Face

 

Aujourd’hui Chantal se fait opérer des yeux, à la fois pour une forte myopie et pour une cataracte. C’est un moment d’inquiétude mais aussi une occasion de regarder au delà des apparences.

Depuis des semaines, elle a reçu maints réconforts du genre : « Tu sais, c’est rien du tout, juste un mauvais moment à passer, la médecine fait maintenant des prodiges, c’est une opération banale et très courante, les risques sont très faibles, c’est sûr à 99%… ».  Dans ces moments là on mesure la distance qu’il y a du général au particulier, de la théorie à la pratique. Les statistiques ne parviendront jamais à nous convaincre, car elles sont abstraites, comme irréelles. C’est Chantal qui va sur la table d’opération, pas une moyenne statistique. Les généralités ne traduisent pas la peur, le stress, l’inconfort, voire la douleur. C’est une leçon de modestie pour nous tous lorsque nous parlons des petits ou des grands soucis des autres.

Nous en avons beaucoup parlé avec Chantal et pas seulement de l’aspect technique et matériel de l’opération. Nous avons l’habitude de chercher à voir et à comprendre au-delà des apparences. Nous pensons que la réalité est complexe et multiple. Nous aimons chercher les symboles qui se cachent derrière et jouer avec les analogies porteuses de sens. Comment expliquer cette cataracte chez quelqu’un d’aussi jeune ? Aucun ophtalmologue n’a pu répondre à cette question. Mais « c’est vrai, ajoute Chantal, j’ai toujours eu tendance à me voiler la face car je rêve d’un monde qui soit beau et harmonieux, comme si je ne voulais pas voir la réalité. J’ai peur d’une trop grande lucidité qui m’emmènerait, comme Michel Houellebecq, vers le cynisme et la déprime. » Elle a déjà repéré dans sa vie quelques évènements qu’elle n’a pas voulu voir en se voilant la face et qui ont correspondu à des périodes pendant lesquelles la myopie s’est fortement accentuée. Elle vous en parlera peut-être elle même si elle le souhaite.

Depuis que Chantal dit autour d’elle qu’elle va se faire opérer, la réaction fréquente est la suivante : « Oh, mais c’est atroce, maintenant tu vas voir mes rides ! » Moi-même, j’appréhende sa réaction lorsqu’elle me verra avec sa nouvelle vision. Nous arrivons ici au coeur de la relativité des choses. Je ne serai pas très différent avant et après son l’opération et pourtant son regard va changer. Pour elle, je serai différent. Ces derniers mois elle admire les paysages qui sont pour elle des tâches lumineuses de couleur, comme dans un flou impressionniste. Demain, le monde avec ses contours nets et ses imperfections sera-t-il toujours aussi beau ? Et pourtant il n’aura pas changé, ce qui prouve bien que c’est nous qui créons la réalité, notre réalité.

A cause ou grâce à sa mauvaise vision, le monde de Chantal avait une faible profondeur de champ, son cercle d’intérêt était plus intime, à portée du regard.  Je peux même dire qu’au fur et à mesure que sa vision baissait, ces dernières années, son monde devenait plus intérieur, sa vision aussi était plus intérieure comme si son troisième œil avait pris le relais. Elle scrutait les âmes avec un laser ! j’avais tellement pris conscience de ce changement que j’ai affiché un jour, sur la porte de son bureau, cette phrase de Socrate qui y demeure encore : « Les yeux de l’Esprit ne commencent à être perçants que lorsque ceux du corps commencent à baisser »(1).

Ainsi chaque jour la réalité change en fonction du regard que nous lui portons. Chantal nous dira bientôt quels sont les nouveaux horizons qui se sont ouverts pour elle. C’est sûr, tout va changer autour d’elle et donc en elle.

(1)   Platon, Le Banquet, XXIV

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Un commentaire

  1. un très beau texte pour nous rappeler l’importance de notre regard sur le monde et sur nous ! et qu’encore plus de beauté se dévoile à Chantal…

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