Pendant longtemps j’ai cherché le motif de notre agitation perpétuelle, nous autres humains. Vers où courons nous sans cesse ? Pas une minute de répit, jusqu’à l’épuisement…
Bien sûr, comme tous les animaux nous cherchons d’abord à nous nourrir et si possible à procréer. Nous aurions pu sagement en rester là. D’ailleurs nous en sommes restés là pendant quelques temps, mais très vite nous avons évolué vers l’insatisfaction. Aujourd’hui, il suffit de jeter un œil autour de soi pour constater combien nos ambitions ont évolué avec la civilisation. Nous avons complexifié nos désirs et il semblerait qu’à chaque génération nous ajoutons une liste supplémentaires de désirs qui se transmutent rapidement en besoins.
A première vue, on pourrait croire que le primum movens de notre société matérialiste serait de posséder des objets pour le plaisir, le confort ou l’usage qu’ils apportent. Or, j’ai compris que ce n’est qu’une illusion. Figurez-vous que j’ai récemment cédé à la convoitise de posséder un iPad que je me suis fais offrir à Noël, grâce à quelques allusions préalables bien placées. En fait, l’iPad ne fait pas beaucoup mieux que ce que fait très bien un bon téléphone portable, si ce n’est qu’il ne permet pas de téléphoner ! En outre, il fait beaucoup moins bien ce que fait très bien le moindre ordinateur bon marché. Malgré tout, le succès de l’iPad est planétaire car il confère un avantage particulier et essentiel. Cet avantage à lui seul justifie son prix et son succès : une pincée de vanité et une bonne dose de snobisme. Un possesseur d’iPad, je l’ai immédiatement constaté, jouit d’une certaine considération et entre aussitôt dans le cercle convoité des hommes et femmes modernes, toujours à l’avant garde de la technologie. Je suis donc devenu un être digital, c’est à dire le nec plus ultra de la société high-tech.
Depuis, j’ai constaté que les petits snobinards de mon espèce pullulent. Comme chacun sait, la Suisse est le paradis des montres. Depuis longtemps déjà une montre ne sert plus à donner l’heure, c’est même devenu tout à fait accessoire si elle la donne. Non, la qualité d’une montre s’évalue à la marque qui est inscrite très lisiblement sur le cadran et que les connaisseurs traduisent aussitôt en monnaie locale. Une Rolex de ce type vaut dans les 15.000, une Patek comme ceci doit valoir dans les 50.000 ! Tel est l’étalonnage de la renommée, de la mode et du prestige . Certains le dénomme élégance, bien que celle-ci soit le plus souvent tout à fait absente.
Ainsi en est-il de tous les lieux à la mode, des restaurants qu’il est de bon ton de fréquenter, des destinations exotiques que l’on se doit d’inscrire à son programme. Naturellement chaque destination possède sa propre connotation, son niveau de standing et donc sa clientèle. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Il y a ceux pour qui le summum est un trois étoiles à Djerba et d’autres se devront d’effectuer une croisière très sélecte sur le Queen Mary 2, tandis que les jeunes cadres dynamiques iront fêter le nouvel an à New York pour montrer qu’ils sont dans la course.
Mais ce que j’ai fini par comprendre, c’est que l’enjeu n’est pas tant le plaisir que ces expériences et possessions confèrent, mais davantage l’envie qu’elles peuvent susciter dans les yeux des autres. La jouissance ultime se trouve dans le regard de l’Autre. La Vallée des Rois et ses innombrables tombeaux peut m’ennuyer au plus haut point et néanmoins j’ai navigué sur le Nil entre Louksor et Assouan parce que cela fait partie des destinations qu’il faut avoir fait pour ne pas être rejeté dans le clan obscur de ceux qui ne sont pas au faîte des antiquités égyptiennes.
Ce qu’il y a de rassurant, c’est l’universalité du snobisme et de la vanité, comme les meilleurs romanciers ont su nous le montrer. Don Quichotte n’est rien d’autre qu’un petit gentilhomme campagnard prétentieux qui adopte le titre de « Don » auquel il n’a pas droit. Son histoire est pathétique car il cherche sans cesse à se montrer plus qu’il n’est. Nous pourrions dire la même chose de Madame Bovary que Flaubert nous dépeint comme une arriviste snob et prétentieuse. A travers la vie de Julien Sorel qui se projetait en Napoléon Bonaparte, Stendhal décrit à merveille les mécanismes de la vanité à laquelle il est bien difficile de résister. « Seul l’être fort peut vivre sans vanité ». Mais le Maître incontesté en matière de snobisme demeure Proust lui-même et sa panoplie de petits bourgeois et de grands aristocrates. L’orgueil et la morgue du Baron de Charlus n’a rien à envier à Don Quichotte. Nombreux sont ceux et celles qui seraient prêts à diverses bassesses pour une invitation dans le salon de la Duchesse de Guermantes, le « royaume du néant ».
L’essence du snobisme est l’absurdité du vide. Nous méprisons le snob et sommes sans indulgence parce que nous nous reconnaissons en lui. Nous avons tous une pointe de snobisme quelque part. Nous avons nos petites vanités puériles, nos orgueils mal placés. Et, Vanité de la Vanité, nous attribuons des vertus imaginaires à notre famille, à nos amis, à notre clan ou confrérie, à notre métier ou à notre talent ou à je ne sais quelle appartenance, tant il est bien difficile d’exister sans le regard de l’Autre. C’est l’orgueil qui fait de nous l’esclave d’autrui.
Citation du jour :
« La vanité est pour les imbéciles une puissante source de satisfaction. Elle leur permet de substituer aux qualités qu’ils n’acquérront jamais la conviction de les avoir toujours possédées ».
Gustave Le Bon
Remarque : Nous sommes hélas tous des imbéciles !