141 – LES ENNEMIS IMAGINAIRES

Cette semaine, j’ai eu quelques journées difficiles. Je me réveillais fatigué, après un sommeil lourd. Quelques menues contrariétés avaient pris une importance disproportionnée et j’avais tendance à voir autour de moi une accumulation de soucis. Bref, je ressentais, dans une demi conscience, une sorte d’angoisse flottante, comme si des ennemis invisibles allaient surgir de l’ombre.

 Je me trouvais donc avec cette humeur maussade, occupé à rédiger le dernier épisode de la Chronique Libre, lorsque mon attention et celle de Chantal furent attirées par un bruit insolite dans la maison qui survenait à intervalles réguliers. Après une rapide investigation, il s’avéra qu’une gentille bergeronnette frappait aux carreaux de la fenêtre comme si elle voulait entrer. Elle s’élançait contre la vitre avec fougue, le bec en avant et, avec détermination, recommençait inlassablement dans une sorte de frénésie obsessionnelle. Plusieurs jours durant, dès l’aube, elle continua ainsi à heurter, sans relâche, les divers fenêtres de la maison.

Poursuivant notre investigation, nous remarquâmes une femelle qui faisait son nid dans un angle de la toiture et il s’avéra que c’est le mâle qui semblait vouloir entrer. Mais, dès que la fenêtre était ouverte, il se ruait sur la fenêtre d’à côté ! La bergeronnette est un oiseau délicat et élégant, aux fines et hautes pattes. Le mâle a le dos noir et le ventre blanc. Chantal, qui aime bien lire les « signes » qui se trouvent sur son chemin, m’affirma, le plus naturellement du monde : « Cette bergeronnette a quelque chose à nous dire ». Puis, poursuivant notre enquête, il nous apparut comme une évidence que le bel oiseau ne faisait que s’attaquer à son reflet dans la vitre qu’il prenait pour un ennemi éventuel. C’était la saison des amours et le mâle s’en prenait à tous les mâles qui semblaient s’approcher, un Don Quichotte en quelque sorte !

Nous retournâmes à nos occupations et le lendemain Chantal vint me voir pour me dire qu’elle avait demandé à « ses anges » de lui donner une réponse à la question de savoir quel enseignement nous pouvions tirer de cet événement surprenant. La réponse lui est venu soudain comme une évidence que je vous rapporte scrupuleusement :  « Voyez comme vous êtes stupides lorsque vous vous battez contre des ennemis imaginaires ». Tout me parut alors lumineux et me ramena tout penaud à mes petits tracas qui m’avaient mis de mauvaise humeur de façon injustifiée. Comme la bergeronnette, je me battais contre moi-même, contre mes démons intérieurs, contre un reflet illusoire, contre un ennemi imaginaire.

 Je me suis souvenu alors du « Désert des Tartares », le superbe livre de Dino Buzzati, dans lequel tout un régiment, retranché dans un fort au milieu du désert, attend avec angoisse l’arrivée d’un hypothétique ennemi qui n’arrive jamais. Jusqu’au jour où, la peur ayant crée l’illusion, ils « voient » arriver une horde de Tartares. Mais ce n’était qu’un mirage. Telles sont souvent nos angoisses : des ennemis invisibles et imaginaires auxquels nous donnons forme. La peur des Tartares, c’est aussi la peur inutile de la mort. Je remercie ici la remarquable leçon que la bergeronnette a mise sur mon chemin. Le chemin de la vie est pavé de repères et chaque jour il nous propose un enseignement ; apprenons à les voir…

Citationdu jour :

 « Cependant, le temps passait, toujours plus rapide; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. « Arrête ! Arrête ! » Voudrait-on crier. Mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entrainé par ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais. » (chapitre 24).

Dino Buzzati – Le Désert des Tartares

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