Nous étions une poignée pour aller voir Finzan, ce film d’Oumar Sissoko, dans un cinéma de quartier. Quelques Blancs et pas un Noir dans la salle, pour voir ce film superbe, un samedi après-midi pluvieux. Ce n’est ni du « cinéma » ni un documentaire. C’est une histoire, celle d’une famille, celle d’un village malien, celle de l’Afrique, celle du passé et du présent. L’histoire des pesanteurs de la tradition, immuable, millénaire. Comment peut-on juger ces croyances, ces rites et ces tabous ? Nous sommes à des milliers d’années de ces civilisations ancestrales et sur lesquelles nous voudrions porter un jugement moral, à travers nos oeillères d’occidentaux. Bien sûr nous sommes horrifiés par la coutume de l’excision qui nous paraît barbare, primitive et cruelle !
Chaque jour la femme africaine est outragée, brimée, oppressée. Elle est la bête de somme de l’homme noir qui se prélasse, palabre, fait le beau, et décide de tout dans le village, au nom de lois coutumières, lourdes comme du plomb et qui stoppent toute évolution. C’est précisément cet immobilisme millénaire, cette léthargie, cette rigidité pesante qui étouffent les idées nouvelles et ce que les occidentaux appellent le progrès. Rien ici ne bouge, la société est fossilisée, momifiée et se perpétue comme telle de génération en génération : sagesse ou obscurantisme ?
C’est sagesse, quand on voit la force tranquille du chef de village s’opposer, avec une assurance sereine, à la dîme locale, injuste et illégale, qu’un fonctionnaire de la zone cherche à prélever. Le village fait front d’un seul corps, sans haine, sans violence, mais avec une dignité et une détermination qui en imposent.
C’est obscurantisme, quand une jeune veuve est obligée d’épouser, contre son gré, son beau-frère simple d’esprit ; ainsi le veut la tradition et ni le père de la veuve, ni le chef de village, ni personne ne peut imaginer qu’il puisse en être autrement. La coutume est la plus forte et chacun sent bien qu’il y aurait danger à y faire exception. Ces sociétés perdurent grâce à leur fixité, à leur rigidité. Si quelques rivets venaient à sauter, c’est tout l’édifice qui risquerait de s’écrouler ! Vaut-il mieux la stabilité dans l’obscurantisme et l’immobilisme ou bien le déséquilibre dans la liberté qui peut conduire aux pires misères et aux pires déchéances dans les bidonvilles de Bamako ou d’ailleurs ?
Gardons-nous bien de donner des conseils, de faire la morale. Nous ne sommes pas dans le même système de valeurs, pas dans la même culture, dans la même civilisation et nous ne vivons pas à la même époque. Leur sagesse vaut bien la nôtre, leur obscurantisme vaut bien le nôtre. Il faut, au contraire, essayer de comprendre sans juger, de comprendre sans condamner et, au lieu de donner des leçons, d’en tirer profit pour nous-mêmes.
Dans ce village malien du Sahel, entre désert et Niger, l’Occident n’a pas pénétré : pas d’électricité, pas d’eau courante, pas un outil nouveau depuis mille ans ou plus, pas même une boîte de conserve ou un morceau de plastique. Quelques idées nouvelles commencent seulement à germer dans la tête de certaines femmes. La société va se mettre en marche et va entrer en transhumance après une halte de plusieurs millénaires : Dieu seul sait où ses pas peuvent la conduire…
Cette extrême fixité, cet immobilisme total dépassent l’entendement de l’homme occidental qui est persuadé que l’histoire de l’humanité n’a été qu’une permanente évolution. Le changement n’est peut-être pas aussi naturel à l’homme, il n’est peut-être qu’une caractéristique du monde occidental. Mais il est vrai que cette fixité, avec une structure sociale figée, nous fait penser aux sociétés animales qui perdurent elles aussi depuis des millénaires : quelle force ! Peut-être un jour nous verrons évoluer avec surprise les moeurs des fourmis, la société des abeilles ou des loups. Les races qui ont disparu depuis l’aube des temps ont peut-être été balayées à la suite d’une évolution fatale, comme d’ailleurs disparurent bien des civilisations humaines. De leur côté, les sociétés occidentales sont en mutation permanente depuis plusieurs milliers d’années, même s’il y eut des poses plus ou moins longues. Nous vivons dans la frénésie du changement et, au fil des générations, les mutations se sont sans cesse accélérées. Cette malléabilité, cette souplesse et cette fluidité de la société occidentale ont été certainement à l’origine de sa domination sur toutes les autres civilisations. Le désir de conquête, le désir de créer, la soif de découvrir et d’apprendre, tels sont les ressorts de la société occidentale depuis ses origines.
Bien sûr, la féminité de la femme africaine est meurtrie et bafouée. L’excision, encore en pratique chez les bambaras, nous révolte. Mais gardons-nous de jouer les donneurs de leçons et demandons à nos moralistes de service de commencer à faire la morale chez eux. On peut en effet saisir l’occasion pour s’interroger sur nos propres moeurs, exercice autrement plus difficile et courageux que de juger des moeurs des autres. Le pouvoir pesant de la tradition est-il plus lourd et plus bête que celui du pouvoir médical qui cherche à multiplier les accouchements par césarienne* mieux remboursés par la sécurité sociale ? Que dire des médecins qui pratiquent allègrement, et de façon souvent abusive, l’hystérectomie d’où la femme sort a jamais mutilée, alors qu’il eût été bien souvent facile de l’éviter. La banalisation de ces pratiques nous fait croire qu’elles sont normales et font partie du progrès. Que dire encore de l’avortement, banalisé et pratiqué communément comme méthode contraceptive ? La femme n’en sort-elle pas meurtrie dans son coeur et dans son âme ? Les meurtrissures de l’âme valent bien celle du corps. Que dire enfin de la femme-objet, érotisée jusqu’à la provocation, et dont la publicité nous renvoie une image dégradante?
Mais l’occidental est ainsi fait qu’il regarde plus volontiers la paille dans l’oeil de l’Africain !…
* Selon les statistiques, un accouchement sur 3 se fait par césarienne en France ou en Suisse, opération chirurgicale, le plus souvent sans aucune justification.