298 – UN INSTANT D’ETERNITE

Bleu ciel, bleu laiteux, légèrement opalescent, translucide, teinté de rose à l’horizon, là où le ciel s’arrête, à la ligne plane du lac, gommée par endroits par une brume légère.

L’air est transparent et doux, il flotte comme en apesanteur, il est encore délicieusement frais, pacifique, reposé, détendu. Il effleure les visages, fait frémir de plaisir les narines ; il est encore neutre, sans odeur, pour ainsi dire vierge et pur, mais ouvert et réceptif, prêt à se charger des senteurs lourdes de la canicule, lorsqu’il se dilatera à la chaleur de l’été et qu’il s’élèvera, rendant l’atmosphère plus difficile à respirer.

Pour l’instant l’air est en équilibre entre ciel et terre, il circule sans entrave et caresse la peau au passage, il jette des ponts entre les zones d’ombre et de soleil, il mêle la fraîcheur de la nuit qui stagne encore sous les arbres à la chaleur du jour. C’est ce mélange subtil qui lui a donné sa douce tiédeur ou sa fraîche douceur.

Instants magiques et rares où règnent l’harmonie et l’équilibre. La lumière joue avec l’air et l’eau. L’air porte les sons et les odeurs avec une infinie délicatesse.

Instant de transition et d’attente, car déjà les ombres rétrécissent et le soleil peu à peu agrandit son empire.

Le long du lac, sur les quais ombragés et fleuris, le promeneur est transfiguré, pénétré par la beauté ; il communie, il partage, il se sent plus beau, plus noble, plus pur. Il est comme envahi, submergé et transporté par le calme et la beauté du lieu. Il prend soudain conscience qu’il vit un instant parfait, subtile, une sorte d’extase, un instant d’éternité pendant lequel le temps s’est arrêté. Il n’y a plus de passé ou de futur, plus de souci, d’inquiétude ou d’angoisse, mais seulement l’instant éternel, le présent total, le présent complètement présent, léger de tout son poids de présent. Seul le présent est libérateur pense le promeneur et la vie se conjugue au présent. Il est aux portes du bonheur…

Puis il se souvient que c’est aujourd’hui le 21 juin, le jour de l’été, en principe le plus beau jour de l’année. Mais cette pensée banale le ramène vers le provisoire, le fugitif, car il sait que les étés ne durent pas toujours. Le temps a failli reprendre sa marche: le temps, cet insatiable dévoreur de bonheur, était prêt à avaler cet instant d’éternité!

A cet instant, il tourne légèrement la tête de côté et son regard se pose sur un couple mollement allongé, entre deux parterres de fleurs, sur le gazon vert, fraîchement coupé : elle, son corps long et souple est posé sur le vert tendre, ses jambes légèrement repliées et sa tête repose sur sa main ouverte appuyée sur son coude ; elle est immobile, son visage à demi caché par une ample chevelure blonde, tourné vers le ciel.

 À côté de cette ondulation pétrifiée, un grand jeune homme brun, beau comme un dieu grec, se tient lui aussi immobile, la tête légèrement au-dessus de la sienne. Les deux visages sont dans le même souffle, les lèvres se frôlent mais ne se touchent pas ; ils ne font pas un geste, pas un mouvement, pas le plus petit imperceptible tressaillement, statue de chair, figée pour un instant d’éternité.

Des enfants qui passent, en promenade d’école, cessent soudain leurs piaillements et demeurent silencieux et ébahis devant la sensuelle beauté de ces corps, devant cette tension érotique tout en retenue ; pas un sourire moqueur, pas un ricanement, car il est des spectacles qui coupent le souffle : la beauté pure efface la grivoiserie et arrête le temps, elle fait des miracles, elle réconcilie l’homme avec sa condition. Mais n’y a-t-il pas, dans cette immobilité même, comme un désir désespéré d’arrêter le cours du temps, de fixer les choses et de les figer comme sur une plaque photo ?

L’ombre recule et le soleil monte dans le ciel, déjà la chaleur rend moite les beaux visages amoureux. Ces belles minutes d’éternité sont-elles pour eux celle de la déchirure qui précède la séparation ? Leur bel amour est peut-être impossible ou fugace… Qu’importe, le beau est éternel et ces instants denses, pendant lesquelles le présent prend toute la place jusqu’à ce que plus rien d’autre n’existe, transforment plus les êtres qu’une vie entière. Il y a probablement plus d’éternité dans ces instants de bonheur que dans le temps qui passe indéfiniment.

Le couple, toujours immobile, défie le temps. Il y a des moments dans la vie où l’on voudrait que tout s’arrête. Le jeune homme soudain détache son bras de l’étreinte et passe lentement, très lentement, la main dans la chevelure blonde de sa compagne qui, doucement, très doucement, ouvre les yeux et sourit à l’éternel instant qui s’élève dans le ciel, en même temps que l’air chaud perd sa densité.

Le promeneur regarde sa montre car il se souvient qu’il a un train à prendre. Il referme son stylo, car il avait cherché de piéger, avec des mots, ces instants bénis: puérile illusion.

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2 commentaires

  1. Et oui ! les bavardages mentaux, ‘idéologistes’ ou ‘sentimentalistes’, quel que soit le degré de leur validité relative, sont de puériles illusions.
    Excellent, l’instant béni de “l’inspérience/expérience” authentique !
    e. b. ☼

  2. Merci M. Ponroy … Je me revois et me vois et les vois.
    Réponse à M. Beloscar: Puérile prend son sens lorsqu’on n’aime pas la vie… et notre vie à chacun n’est qu’une illusion, mais Ô combien merveilleuse ! Bonne Journée !

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