La plaine de Californie s’étend du nord au sud, plate et morne, riche et fertile. Des torrents d’autoroutes l’irriguent, des flots de voitures dévalent dans les deux sens les espaces immenses et bifurquent parfois vers des cités sans âme qui abritent les milliers de travailleurs agricoles venus du Mexique pour tenter l’aventure californienne.
Au bord d’un champ immense, planté à l’infini de petites laitues bien vertes, régulièrement espacées, un homme et sa pioche commence sa tâche. Sous son chapeau de paille on ne voit pas son visage anonyme. Il a choisi un rang, pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? peut-être reprend-il son labeur, hier inachevé ? Mais le champ n’a pas la dimension humaine, il a comme une infinitude qui rend toute oeuvre impossible à l’homme. Il nous faut un début et une fin pour mesurer notre effort et apprécier le résultat du travail de la journée. Le vieux paysan européen, qui autrefois suait sang et eau pour labourer son champ clos, tirait plus de gloire et de fierté que cet ouvrier agricole mexicain qui s’attaque à son rang de choux au milieu de mille autres pareils.
De ce paysage, il exhale comme une sorte de tristesse et de monotonie, d’un monde où tout est centré sur l’utilitaire ; rien n’est fait pour le beau, mais pour le pratique, pour le rentable. Le beau suppose le désintéressement, le geste gratuit, l’offrande, le cadeau.
L’homme devient une machine économique dont on exige la rentabilité, la performance. À ce jeu qui n’est pas fait pour lui, l’homme perd sa valeur, sa richesse spécifiquement humaine qui ne se compte pas en dollars, mais dans la réalisation du geste unique, incomparable, inimitable, bien à soi. C’est ce geste créateur qui anoblit l’homme, c’est le travail bien fait qui le transcende et l’illumine : à son achèvement il y puise sa joie et son énergie, il le contemple et l’admire, c’est son cadeau, son oeuvre.
Au contraire, le travail machinal, c’est-à-dire le travail de l’homme machine, dévalorise, déshumanise, avilit. C’est un labeur sans fin, sans accomplissement, sans auteur, et donc sans créateur. Il n’a ni queue ni tête, c’est le travail anonyme et triste que l’on fait avec lassitude si l’on est payé à la journée, ou que l’on fait avec convulsion si l’on est payé à la tâche.
Cet homme, dans ce champ immense, entraperçu le long de la freeway, quelque part entre Monterey et San Francisco, demeure une vision d’angoisse comme s’il fut perdu au milieu du désert. C’est l’homme symbole, dans sa solitude, sans repères et sans bornes, face à son inutilité. C’est l’homme sans visage et sans nom que l’on croise sur Market street à San Francisco, l’homme sans reconnaissance et donc sans valeur, qui marche vers nulle part et qui ne sait plus d’où il vient. C’est l’immigré clandestin qui rase les murs et baisse la tête. Celui dont on ne croise jamais le regard, l’humble, le sans voix, le sans papier qui n’a aucun droit, mais qui n’a que des devoirs. Il garde cependant au fond du cœur le secret espoir de pouvoir un jour devenir humain. Sans doute, un jour, s’est-il cru libre, alors qu’il avait rompu ses amarres. À combien de mirages a-t-on donné le nom de liberté ?
Telle est la solitude de l’homme-machine, sans visage et sans nom, qui accomplit des gestes mécaniques. On mesure son rendement, mais personne n’apprécie son travail. Il est dans les normes, ou en dehors des normes. Si la cadence baisse, il ira à la casse et rejoindra ces ombres fugitives qui errent dans down-town.
Excellent ! ♥ ☼
Et dans cet humain bat un coeur qui croit encore aux rêves américains… 🙂
triste réalité aussi ….