J’aime le pas léger du nomade ; il effleure la Terre, il la caresse ; il n’emporte rien, ou si peu, juste ce qui lui est indispensable. Il marche vers le futur et le vent derrière lui efface ses traces; nul ne sait par où il est passé. Il n’a pas labouré la terre, n’a pas construit de maison, de ferme fortifiée, de forteresse : chaque pas est pour lui un pas de plus vers l’oubli. Il n’écrit pas ses mémoires mais il chante son histoire. Il est l’ami du vent et ses paroles s’envolent, légères, messagères de sa tribu et de sa race. Le soir à la veillée, les chants se mêlent aux contes, aux histoires d’autrefois. Les mythes se confondent avec l’histoire de son peuple. Le rêve, l’imaginaire, le fantasme se mêlent à la réalité ; mais quelle réalité ? Celle qui est portée par les ailes de l’imaginaire ; l’histoire n’est que prétexte au rêve, l’histoire n’est faite que pour mieux imaginer demain, un nouvelle aurore, un nouvel horizon, ailleurs …
J’aime le nomade et le vent, deux compagnons de toujours, tout ce qu’ils transportent est léger. Ils transportent la musique et la parole ; ils transportent la graine féconde qui ira porter la vie ailleurs ; ils poussent devant eux des volées d’oiseaux qui piaillent mais, surtout, ils soulèvent la poussière qui efface les pas.
J’aime le nomade car il sait oublier. Chaque jour, poussé par son destin, il laisse son passé derrière lui, il vit au jour le jour, il est pleinement responsable d’aujourd’hui, il vit le présent à pleins poumons, sans regret, sans haine, sans culpabilité. L’histoire de son peuple, elle se perd dans la nuit des temps et circule certains soirs autour du feu, magnifiée, comme soulevée par la chaleur qui monte, transcendée, mobile, légère et éphémère comme une volute de fumée qui se tord, se transforme et disparaît en montant. L’histoire ainsi racontée par les anciens n’est pas une histoire officielle, intangible, figée dans des livres comme des tables de la loi, mais une histoire en mouvement, une histoire en création, une histoire en devenir, une histoire pour les générations futures, une histoire pour aider à vivre demain. Cette histoire n’est pas faite pour que les anciens ressassent le passé avec nostalgie ou pour qu’ils s’engluent dans les regrets et les culpabilités. L’histoire des nomades n’est pas un boulet qu’ils traînent aux pieds et qui les empêchent d’avancer ; c’est au contraire une histoire édifiante pour préparer l’avenir, pour aider les jeunes à s’élever, à sortir de la glèbe et à marcher d’un pas léger. L’histoire est ainsi faite pour oublier le passé et le transmuter en devenir.
Je n’aime pas le pas lourd de mon peuple, il me fait peur. Autrefois le pas du paysan s’enfonçait profondément dans la terre meuble qui collait au pied, mais le pas était encore noble et fier car il cultivait inlassablement la Terre de ses ancêtres.
En quittant la campagne nous aurions pu devenir nomades et partir à l’aventure d’un pas léger, mais nous sommes venus encombrer les villes, nous serrer frileusement, peureusement les uns contre les autres. Nous avons construit des usines, des gratte-ciels, des forteresses modernes, des temples de la finance. Nous avons mis toute notre intelligence à fabriquer des armes lourdes, des bombes meurtrières. La science nous a aussi beaucoup occupés, nous nous sommes mis à investiguer, à scruter, à analyser, à soupeser, à enregistrer des milliards de données que plus personne ne sait mettre en ordre. Nous avons fabriqué des objets superflus, puis des objets inutiles. Nous avons écrit des livres, des milliers, des millions. Nous avons tourné des films, des dizaines d’abord, puis des milliers, des centaines de milliers. Puis vint l’informatique qui commença à nous mettre en fiches. Comme tous les commencements cela fût innocent au début, mais progressivement notre vie entière fut mise en mémoire, afin que rien ne s’oublie ; nos études, nos maladies, nos goûts, nos comptes en banque : plus un de nos faits et gestes n’échappe à cette mémoire colossale. Le comble réside maintenant dans ce que les spécialistes d’Internet appellent des « cookies » : ce sont des friandises très spéciales, des espions qui nous surveillent et nous suivent à la trace à chaque fois que nous entrons sur le réseau. Toutes nos allées et venues dans ce monde virtuel sont notées, fichées, triées, répertoriées et mémorisées. À chaque instant des sociétés spécialisées nous classent ainsi en catégories de consommateurs. Nous sommes dans la nasse, pas moyen de s’échapper. Nous devenons une société où l’oubli n’existe plus.
Nous avons tous chaussé des bottes de plomb et nous ne parvenons plus à avancer. Nous avons trop de choses à transporter, nous faisons du surplace. D’un pas mesuré le paysan arpentait les sillons, mais nous avons aujourd’hui perdu toute mobilité ; là où passait jadis la charrue nous avons coulé du béton et nous nous sommes emmurés dans nos villes, dans nos très grandes bibliothèques, dans nos supermarchés, dans nos temples du savoir, dans nos cathédrales
de mémoire, dans nos arsenaux pleins à craquer. Nous avons tant amassé, empilé, emmagasiné et archivé que nous nous sommes transformés en gardiens de musée, en gardiens de la mémoire, en gardiens du passé, en rats de bibliothèque, en cerbères féroces d’une civilisation infernale.
Je me désolidarise de mon peuple qui à force de gérer ses biens, ses acquis, son passé, ses droits, ses souvenirs, sa mémoire, ses connaissances, ses données, ses culpabilités et ses regrets n’est plus capable de vivre le présent, n’est plus capable d’envisager l’avenir. Que voit-il du présent ce peuple de myope ? Il s’invente des devoirs de mémoire mais il est incapable d’assumer la plus petite parcelle de responsabilité dans le présent. Il saccage l’environnement, il pollue la planète, il gaspille les réserves, il ferme les yeux sur les exactions, les exterminations, les tyrannies, mais il prétend juger ses pères.

Nos enfants nous jugeront-ils demain sur ce que nous avons fait ou ce que nous n’avons pas fait aujourd’hui ? Pendant que nous parlions de devoir de mémoire, nous avons laissé les Hutus massacrer les Tutsies ! Ces morts s’ajoutent aux milliers, sans doute aux centaines de milliers d’autres que nous avons regardé mourir sans broncher. Avons-nous bougé lorsque les Serbes ont, il y a peu encore, exterminés les Croates et les Bosniaques lors d’une purification ethnique digne de celles qui l’ont précédées ? Cela se passait à notre porte, mais nous étions encore obnubilés par ce que nos parents ou grands-parents auraient dû faire ou ne pas faire en 1942 ! Que faisons-nous aujourd’hui pour aider les chrétiens d’Orient massacrés et martyrisés ?
Un peuple qui ne sait pas oublier, qui ne sait pas pardonner, n’a pas d’avenir. Il est condamné inlassablement à revivre son passé, comme Sisyphe sans cesse pousse son rocher. Chacun de nous individuellement ne vivons qu’en s’arrachant à notre passé. Nous oublions nos douleurs, nos déchirures, nos échecs, nos vicissitudes et nous oublions aussi nos bassesses, nos turpitudes, nos lâchetés. Nous pardonnons à ceux qui nous ont fait du mal comme nous nous pardonnons à nous-mêmes. La vie n’est qu’une perpétuelle renaissance, c’est-à-dire un oubli sans cesse renouvelé. Au contraire la haine qu’on garde au fond du coeur nous ronge de l’intérieur, nous détruit petit à petit, comme un cancer qui prolifère : elle est porteuse de mort.
Je suis inquiet pour mon peuple qui ne parvient pas à extirper ses relents de culpabilité et de haine. Ce qu’il appelle son « devoir de mémoire » est en fait un poison mortel, un cancer qui peut le détruire, un symptôme grave qui prouve son incapacité à se projeter vers l’avenir. Il me fait penser à ces vieillards qui ne parviennent pas à se décrocher de leurs passés, de leurs rancoeurs et de leurs regrets.
Débarrassons-nous de nos fardeaux, oublions le gouvernement de Vichy, l’or des nazis, la collaboration, les méfaits du colonialisme etc… Changeons nos mentalités, retrouvons un peu de la légèreté des nomades en renouant le dialogue avec nos rêves, nos espoirs, nos ambitions nobles. Quittons nos vieilles habitudes, bousculons nos lois et nos règlements qui nous emprisonnent. Faisons taire les historiens donneurs de morale, ouvrons les fenêtres de nos bibliothèques, laissons le vent entrer dans nos musées, retrouvons le sourire, la joie de vivre de la jeunesse. Chassons les idées toutes faites de tous ceux qui font profession de rabâcher le passé, ces professeurs, ces juges, ces censeurs, tous les donneurs de leçons qui ne comprennent pas que la vie est devant nous. Elle nous attend éternellement belle, éternellement neuve, et éternellement sourde et aveugle aux leçons du passé.
En effet la vie n’est que fluidité, légèreté, souplesse. Elle est musicale et égoïste. La vie ne s’encombre pas de bagages inutiles, elle est nue et belle, elle se suffit à elle-même. Elle ignore d’où elle vient puisque pour elle tout n’a commencé que lorsqu’elle prit vie. Elle ne sait guère où elle va puisqu’elle n’y est jamais allée. Elle ignore tout et ne croit qu’à son expérience. Ainsi va la jeunesse vivante, heureusement sourde à nos discours ; elle va son chemin, poussée par le vent. Voilà comment court le monde des hommes depuis l’aube des temps. A-t-on jamais vu quelque part, un seul peuple, une seule tribu, une seule génération tenir compte des leçons du passé ? C’est l’apanage de la jeunesse, c’est la force de la vie de toujours tout recommencer, de tout réinventer, de repartir avec les mêmes illusions et la même fougue, puis de courir la tête baissée vers les mêmes erreurs et peut-être les mêmes échecs. La jeunesse n’a pas besoin de leçons mais simplement de modèles.
Peuples du passé, remettons-nous en marche vers l’avenir, abandonnons nos chargements inutiles, trop lourds pour une vie si frêle et si fragile ; laissons le passé parmi les morts et redonnons le présent aux vivants.
Vous pensez et avancez comme le regretté Théodore Monod dont j’ai toujours apprécié les pérégrinations, lui qui disait, entre autres, ” Dès que, ses maisons, sa vie facile et confortable – pensez donc, un lit, du camenbert, des chaises, du pain!- auront disparu à l’horizon, ce sera de nouveau la vie sauvage, élémentaire, brutale et dépouillée à souhait, mais il faut le reconnaitre, parfaitement salubre.…” Je n’étais rien qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer.
La destinée m’a convoqué dans ce lieu, elle a fait de moi un méhariste, un homme des sables. Le désert est un éducateur sévère qui ne laisse passer aucune faiblesse”
J’ai connu d’autres illuminations, lors d’un long raid cycliste entrte New Delhi / Katmandou, surtout dans la partie népalaise, accompagné pendant des jours par la vue somptueuse des Annapurnas et les rizières étagées, loind de l’agitation des villages et villes…
Merci pour votre pensée qui change de celles des gourous politiciens et des journaleux médiatisés.
Je suis vraiment guérir aujourd’hui ce chronique ma fait déchargé les soucies bonne continuation?