On peut estimer que le fossé entre le nouveau et l’ancien monde se situe en 1968. Il y a ceux qui ont été éduqués avant cette date et ceux qui sont nés après. Ceux qui, comme moi, ont connu les deux mondes seront sans doute d’accord pour dire que la fracture essentielle entre ces deux mondes réside dans le développement de l’individualisme. De ce fait, le lien social et l’appartenance à une collectivité historique se dissolvent au profit d’un repli sur soi identitaire, ethnique ou simplement familial.
Il revient à Alexis de Tocqueville, cet esprit brillant et visionnaire du 19ème siècle, d’avoir anticipé les conséquences inhérentes à la notion de liberté et de démocratie, à savoir cet « individualisme démocratique », sorte de « despotisme nouveau » qui « aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir… Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter complètement le trouble de penser et la peine de vivre ? ». Ces paroles sont bien cruelles à notre égard, mais difficiles à réfuter.
Tocqueville donnait de l’individualisme la définition suivante : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même… Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur… Quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas ; il les touche mais ne les sent point, il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul ». Tout est dit sur notre société contemporaine !
Insensiblement et mécaniquement, la notion de liberté individuelle,
héritée des Lumières, a mené à plus d’autonomie et a glissé progressivement vers l’égoïsme et un certain repli sur soi, pour finir en égocentrisme et en nombrilisme. La société est désormais envahie par le moi, par le souci de l’image de soi, le culte narcissique de l’ego et par le règne de l’image et de la séduction. Cet état que l’on pourrait appeler «individualisme bobo » d’une certaine élite socioculturelle, mélange du «rebelle » et de l’ « arriviste », cynique et sans identité solide, sans autre repère que l’image qu’il s’est donné de lui-même.
Tout commence bien sûr par l’éducation, celle des parents et celle des maîtres. C’est là que se construit le futur citoyen, désormais « enfant du désir » pour reprendre l’expression des sociologues. L’enfant est donc l’objet d’un désir et font de lui un «être unique », fruit d’une volonté préméditée des parents. Il n’est plus le fruit du hasard et de la nécessité, mais d’une œuvre commune, surinvesti d’attentes souvent démesurées, sacralisé comme un petit dieu que l’on vénère. Comment s’opposer aux désirs des enfants du désir ? L’autorité devient impossible et est remplacée par une glorification permanente qui trouve son point d’orgue lors des festivités d’anniversaire, véritables cérémonies à la gloire du petit dieu, mises en scènes d’un soi sacralisé et d’où vont naître ses futurs prétentions qui peuvent devenir tyranniques.
Ces enfants- rois sont ensuite remis entre les mains de pédagogues imbus de modernité qui ont gommé de leur esprit la notion d’autorité qui implique une relation dissymétrique et donc inégalitaire qu’il convient d’éliminer. La permissivité éducative devient le maître mot de ces éducateurs qui ont tous lu « Libres enfants de Summerhill » qui précise clairement la nouvelle voie éducative : « Il est absolument inutile d’enseigner à un enfant comment il doit se conduire. Il apprend en temps voulu ce qui est bien et ce qui est mal à condition que l’on exerce sur lui aucune pression ». Les directives sont encore plus claires avec ce qui suit : « Abolissez l’autorité. Permettez à l’enfant d’être lui-même. Ne le sermonnez pas. Ne cherchez pas à l’élever. Ne le forcez pas à faire quoi que ce soit ».
L’époque est donc à l’expression de soi, au développement personnel, au culte de l’ego. Une éducation trop libertaire a conduit à des adultes-adolescents avides de fêtes, de spectacles et de réjouissances en tous ordres, réfractaires à l’autorité et souvent aussi au travail, vécu comme un carcan et une servitude. Ils sont souvent des « génies méconnus », imbus d’eux-mêmes. Ainsi, le citoyen nouveau n’a que des droits et pas de devoirs, sauf celui d’être heureux, de « se réaliser ». Il se veut libre de toute contrainte, il est libre mais oublie d’être responsable. Il s’agit de maintenir sans limite le principe de plaisir et « vivre sans temps mort et jouir sans entraves ». Il glorifie son image sur les réseaux sociaux et additionne le nombre de ses « amis » qu’il ne connaît pas et n’est pas intéressé à connaître. Il entend jouir de la vie au maximum, en « profiter », suivant en cela le conseil du « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley : « Ne remettez jamais à demain le plaisir que vous pouvez prendre aujourd’hui ». Et si jamais une petite contrariété venait à surgir, il existe, comme le « soma » du Meilleur des mondes, des petites pilules bleues pour supporter les désagréments de la vie !
Jouir de la vie, cela passe nécessairement par la jouissance sexuelle qui n’est pas un partage, mais la revendication d’un droit à l’orgasme. Dans ces conditions, les unions peuvent être éphémères, laissées à l’appréciation, non pas du couple, mais des « partenaires », comme au cinéma. Il existe même des ateliers dénommés « orgasmic yoga » au cours desquels on apprend, en groupe, à jouir de son corps, en pratiquant la masturbation ! L’animatrice aurait à son actif une dizaine d’années de formation… pour « devenir son propre amant », symbole de l’individualisme. C’est la seule chose qu’Alexis de Tocqueville n’avait pas prévu !
Comment voulez-vous que des peuples européens, démocratiques et individualistes jusqu’au bout des doigts, soient prêts à accueillir des réfugiés de guerre traumatisés et hagards ? Nous sommes devenus de petits vieux égoïstes, recroquevillés sur nous-mêmes, bien au chaud à la maison, à l’abri des regards. D’une certaine façon, l’individualisme est le cercueil dans lequel on s’enferme pour y mourir de solitude. Notre égotisme maladif arrange bien ceux qui nous gouvernent car nous nous désintéressons de la chose publique et les laissons faire à leur guise, pourvu qu’ils sachent nous distraire.
Nous nous comportons comme des enfants gâtés, des petits despotes jamais satisfaits. Nous n’aimons pas l’effort mais nous sommes exigeants et nous voulons toujours plus : plus de droits, plus de confort, plus de loisirs, plus de spectacles, plus de cadeaux, plus de reconnaissance, plus d’amis, plus d’amour, plus d’épanouissement, plus de jouissance, car « nous le valons bien ». Les politiciens qui nous gouvernent ont lu et retenu la leçon de Tocqueville qui écrivait : « Il est très difficile de se faire écouter des hommes qui vivent en démocratie, lorsqu’on ne les entretient pas d’eux-mêmes ». Mais nous ne sommes pas prêts de guérir de l’individualisme car il « est d’origine démocratique et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent…et chaque citoyen est habituellement occupé à contempler un très petit objet, qui est lui-même »…
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Si vous voulez poursuivre votre réflexion sur le même thème de l’individualisme démocratique je vous conseille les deux excellents livres suivants, écrits par des sociologues :
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Paul Yonnet, Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain. Gallimard 2006 –
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Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock 2016-