673 – UNE VIE PARIA

 

Dans nos sociétés « civilisées », et nos « démocraties avancées », hautement technologiques, nous sommes entourés de parias invisibles, de sans-grades et de laissés-pour-compte, dont le rôle obscur et essentiel consiste à nettoyer nos souillures, nos déjections, nos rebus, nos saletés malodorantes…

Les domestiques

J’ai été élevé dans une famille qui avait ce que l’on appelait à l’époque des « domestiques », on dit aujourd’hui des « gens de maison », ce qui signifie bien qu’ils font partie de la maison, domus en latin. Mais autrefois, dans les maisons bourgeoises, les domestiques vivaient sur place et étaient très liés à la famille. Ils voyaient naitre et grandir les enfants, bien souvent ils vieillissaient dans la même famille jusqu’à un très grand âge. Certes, ils faisaient partie d’une autre caste, on disait d’un autre « milieu », mais ils étaient respectés et il existait de vrais liens affectifs avec les membres de la famille. Selon mon expérience, je peux dire que, sauf exception, ils conservaient leur dignité.

On apprécie aujourd’hui les femmes de ménage qui donnent à notre quotidien un surplus d’allégresse. Elles s’activent lorsque nous sommes absents et nous éprouvons un grand plaisir à retrouver une maison propre et un linge qui sent bon. Leur travail n’est pas toujours assez complimenté, mais elles travaillent la tête haute. Néanmoins, certaines ont laissé leurs familles aux Philippines, en Colombie ou ailleurs pour venir tenter leur chance en Europe. Leur condition n’est pas enviable et elles font souvent le travail le plus ingrat.

Elles agissent dans l’ombre, discrètement, sans se faire remarquer au point que nous avons tendance à mépriser leur travail. En quelques heures chichement payées, elles doivent tout mettre en ordre et disparaître de la scène, retourner dans les coulisses pour attendre nos ordres et nos récriminations.

Les filles de salle

 Que savons- nous aujourd’hui de ceux et celles qui nettoient en courant les toilettes des wagons de chemin de fer ? Quels liens tissons-nous avec celles qui sont affectées au nettoyage hospitalier et que l’on désigne, sans aucune considération, sous l’affreux vocable de « filles de salles » ?

Ce sont elles qui se débrouillent avec nos saletés, nos humeurs purulentes et nos déjections, mais elles ne reçoivent jamais un compliment, ni un remerciement, pas même, souvent, un regard. Elles doivent disparaître avec les puanteurs dont elles nous ont débarrassé. En quelque sorte elles sont assimilées à ce qu’elles nettoient !

Ce sont sans doute elles qui passent chaque jour le plus de temps dans notre chambre d’hôpital et avec lesquelles nous devrions avoir le plus de promiscuité. Mais elles sont au bas de l’échelle sociale, elles ne méritent pas notre attention. Les infirmières auront droit à nos sourires sélectifs et nous quémandons leurs conseils et avis. Sans parler du médecin dont la visite courant d’air fera l’objet d’une attente fébrile, empreinte d’amabilités serviles.

Abnégation et courage

Mais les parias restent des parias. On ne sait rien d’eux et on ne veut rien savoir. Ils ne sauront rien de nous, ils resteront des observateurs discrets et muets. Nous offrirons des fleurs aux infirmières, mais les parias n’auront pas un regard. Nous saurons dire si le travail est mal fait et nous serons intransigeant sur la propreté des lieux publics, des toilettes des gares, du hall d’aéroport, du train ou de l’avion. Mais avons-nous une seule pensée pour ce peuple de fourmis invisibles, ouvriers indifférenciés, non pas méprisés, mais pire, ignorés ?

Souvent ils ne parlent pas, ou mal, notre langue, ce qui aggrave leur cas ! En plus, ils ne parlent même pas français, signe d’un profond sous-développement ! Il est si facile de profiter de leur vulnérabilité pour les humilier ou les exploiter, surtout lorsqu’ils n’ont pas de papiers en règle. Nous avons récemment rencontré une personne en provenance des Philippines qui nous a dit qu’après une semaine de travail dans une famille anglaise, ils avaient refusé de la payer en prétextant qu’elle n’avait pas de permis de travail…

Il se peut que ces parias méritent plus d’admiration que ce que nous avons l’habitude de leur accorder. Il ne faut pas manquer de courage pour garder la tête haute et faire preuve de beaucoup d’abnégation pour continuer à travailler sans perdre l’estime de soi.

« Une vie paria »

 Pour bien comprendre ce courage et cette abnégation, je vous conseille la lecture d’un récit très émouvant intitulé « Une vie paria », témoignage recueillie par une franco-indienne auprès de Viramma, une vraie paria dans un petit village indien.

La grande force de caractère de Viramma provient d’une profonde sagesse ancestrale qui repose sur son acceptation de l’ordre du monde. Il n’y a en elle aucune révolte et aucun sentiment d’injustice : « On est paria : on vit humblement à l’écart des autres castes… Notre devoir est d’obéir à notre maître… On n’est pas malhonnête envers celui qui vous nourrit ».

Cette approche fataliste peut être contestable car elle perpétue l’injustice, mais elle permet à Viramma de rester fière et digne. Sa dignité force le respect lorsqu’elle dit : « Il ne suffit pas d’être riche pour gagner l’estime des autres. Ce qui compte, c’est la richesse des actes qu’on fait envers les autres, envers les pauvres. »

Où commence l’inhumain dans les sociétés humaines ? La vie paria de Viramma est-elle pire que celle de l’employé de nettoyage qui s’affère anonymement dans les chambres d’hôtel, dans les toilettes publiques, dans les trains ou dans les hôpitaux ? Viramma est inscrite dans un ordre social et en ce sens elle est reconnue, les immigrés clandestins sont des invisibles dont la présence est virtuelle. Les uns et les autres sont d’une caste inférieure, mais si Viramma est liée à son destin pour toujours, les employés de nettoyage peuvent encore rêver d’une vie meilleure. C’est ce qui peut faire toute la différence !…

 

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