Nous vivons aujourd’hui dans le monde de la raison, de la rationalité, de la science et de la technique. Jadis, le monde avait une âme, il y avait des mystères, des esprits, des interventions divines, des forces occultes, des fées et des devins.
Instant zéro
Descartes posa la première pierre du nouveau monde en affirmant comme principe que l’univers est seulement gouverné par des forces mécaniques explicables. Autrement dit, rien n’arrive sans cause et les dieux ou démons n’y sont pour rien. Dieu est toujours là, mais seulement comme idée de la perfection. Le philosophe a-t-il mesuré à ce moment là, en cet instant zéro, les prodigieuses implications que cela allait déclencher sur les siècles à venir?
Descartes annonçait le siècle des Lumières, celui qui allait éclairer le monde et le sortir de l’obscurantisme. Il apporta une « méthode rationnelle » pour aborder les phénomènes naturelles, faite de doutes et de déductions, afin d’extraire la vérité. Le but de la connaissance étant de « nous rendre comme maître et possesseurs de la nature ». Il s’en suivra des siècles de destruction de la planète !
C’est au 18ème siècle que les grands bouleversements commencent à intervenir. Les philosophes et les scientifiques font table rase du passé et remettent tout en question : Dieu bien sûr, mais aussi la monarchie et de nombreuses croyances non rationnelles. Le sujet humain individuel, et le peuple collectivement, deviennent les fondements de l’édifice scientifique et collectif : tout était prêt pour la Révolution et la Déclaration des Droits de l’Homme, l’anthropocentrisme devenait dominant.
L’homme maître du monde
A cette époque, la rationalité a un but, comme l’écrit Luc Ferry « l’humanité va entreprendre de dominer le monde, de le soumettre aux objectifs, aux fins qu’elle se propose de réaliser en matière de bien être et de liberté ». Le bonheur et la démocratie.
Dans ce but, il convient de dominer la nature qui est désormais au service de l’homme. Le progrès des sciences va au delà de la seule connaissance, il a une finalité supérieure, construire une civilisation nouvelle, édifier un monde moral au bénéfice de l’homme.
L’homme se veut libre par rapport à la tyrannie de la nature, par rapport à l’obscurantisme, à la superstition, à la religion et par rapport à la monarchie. L’homme est libre dans un monde désenchanté, les forêts ne sont plus hantées…
Les progrès scientifiques furent impressionnants et apportèrent leurs lumières incontestables à la compréhension des phénomènes. Le monde est de part en part explicable et rien ne saurait désormais résister à la puissance du rationnel. Il n’y a plus de mystères mais seulement des questions en attente de réponses !
La volonté de puissance
La science déboucha sur la technique. La connaissance ouvrit la porte à de nombreuses applications bénéfiques dont nous profitons tous les jours. Mais la technique n’a plus de finalité supérieure, plus d’objectif élevé, elle est sans morale et sans éthique.
La technique n’exerce plus ses prouesses pour rendre l’humanité plus libre et plus heureuse, mais elle recherche la maîtrise pour la maîtrise, la force pour la force, la performance pour la performance. C’est ce que Nietzsche dénommait « la volonté de puissance, l’essence la plus intime de l’être ». Redonnons la parole à Luc Ferry : « Le capitalisme moderne, depuis qu’il a pris la forme de la mondialisation libérale, est de ce point de vue l’archétype même d’une volonté de puissance technicienne déchainée dans l’univers politique ».
L’homme moderne est devenu « fonctionnaire de la technique », sous la contrainte absolue de l’innovation, du changement, de la performance, sans finalité, sauf la survie. L’audimat est le symbole de cette nouvelle logique de ce monde du toujours plus, plus grands, plus nombreux. Les entrepreneurs de la Silicon Valley sont persuadés que les solutions technologiques triompheront de tout, y compris de la mort!
Le progrès est-il un progrès ?
Depuis la fin du siècle dernier, l’idée de progrès est en crise dans tout l’Occident. Se pose désormais la question du sens. Le progrès, pour quoi faire ? Sommes-nous, comme promis, plus libres et plus heureux ? En fait, notre liberté s’amenuise tous les jours et nos sociétés sont déprimées.
Ce n’est donc pas un hasard si les altermondialistes s’inquiètent de la « marchandisation du monde », comme si plus rien ne pouvait désormais échapper à l’empire de la technique et du marché.
Les mouvements écologistes sont aussi nés de la critique virulente de ce monde de la technique. Ils reprochent à la philosophie du progrès d’avoir saccagé la planète, sans discernement, pour un bien-être immédiat et égoïste, au détriment des générations futures.
La prise de conscience écologiste est la première réponse au désenchantement du monde en remettant la technique au service de l’humanité, dans son sens le plus noble, et non l’inverse.
L’angoisse de l’Être
Mais comment reprendre la main et faire face au seul matérialisme scientifique et technique qui ne comble pas notre besoin de sens ? Le matérialisme qui a évacué la spiritualité, telle une scorie de l’histoire, laisse sans réponse le « mystère de l’Être ». Pourquoi sommes-nous ici et pour quoi faire? Pourquoi y-a-t-il quelque chose et non rien ?
Comme le souligne le philosophe allemand Heidegger, la Recherche Scientifique ne répond pas à cette question et reste muette face à l’extraordinaire beauté du monde. Quelle serait la cause première de cette perfection ? Sans réponse rassurante sur l’origine du monde, nous sommes confrontés à une angoisse existentielle fondamentale, à l’angoisse de l’Être. Nous ne savons rien de l’avant et de l’après.
C’est ce que Heidegger dénommait « l’oubli de l’Être ». Si l’on pense que le Dieu éternel a crée le monde, on est tranquille, sinon c’est l’angoisse du néant. Nous sommes alors flottants dans un monde incertain.
Si la technique sans frein attise nos angoisses, quelle spiritualité laïque nous sortira de nos tourments ? Le sens de la vie est sans doute, en partie du moins, dans l’harmonie avec le cosmos, en habitant le présent et en fuyant à la fois la nostalgie et l’espérance, comme l’enseignaient les stoïciens. L’engagement écologique a aussi le mérite de marquer notre responsabilité de citoyen humaniste. L’écologie étant le seul mouvement politique nouveau depuis la Révolution Française. Enfin, l’amour des siens et des générations futures est porteur de sens et nous exhorte à sortir de nous-mêmes. Nul ne peut dire si cela sera suffisant pour redonner du sens à nos vie.