C’est souvent parmi les humbles que l’on rencontre des hommes d’exception. L’élite ne se trouve pas nécessairement parmi ceux qui savent faire parler d’eux. C’était le thème de ma dernière chronique.
L’élite est celui qui est à sa place d’homme, profondément humain, avec cette fierté d’être qui il est, là où il est, assument son destin du mieux qu’il peut. Au hasard d’une rencontre, j’ai écrit ce court texte qui illustre ce que je veux dire:
« Il avait le visage calme et lumineux, le geste précis. D’une tranquille assurance il prenait chaque cierge un à un et, à l’aide d’une sorte de navette oblongue qui s’enfonçait mollement dans la bougie encore chaude et molle, il faisait un trou à la base du cierge de sorte qu’il soit plus facile de le planter sur les pics des porte-cierges.
Dans cet atelier du vieux Poitiers, à deux pas de Notre-Dame la Grande, cela fait des générations que quelques ouvriers fabriquent des cierges, selon le même procédé ancestral, avec la même patience, avec la même passion. Ici, le temps n’existe plus…
« Cela fait 31 ans que je perce des cierges» dit-il avec une certaine fierté. La fierté du métier bien fait qui transcende les petits gestes ordinaires et qui les porte au niveau de l’art ou du sacré. Admirable fierté que l’on voudrait partager car elle nous élève au-dessus de nos médiocrités quotidiennes.
Le plaisir est là, à portée de nos mains. Le bonheur simple réside dans ces petits riens de chaque jour, ces petites besognes bien faites, élevées au rang de l’art.
J’imagine que ce perceur de cierges rentre chez lui le soir d’un pas léger ; il embrasse sa femme et lui raconte avec délectation les mille péripéties de son métier, les petits riens grandioses qui ont remplis sa journée d’homme. Il sait, j’en suis sûr, entretenir un suspense à propos d’une cire trop molle ou d’une bougie qui ne ressemblait à aucune autre.
Car il est là cet homme, tout entier présent, immergé dans le présent, faisant corps avec lui. Il est ainsi tout entier à son métier et le soir il est tout entier à ce qu’il écoute ou à ce qu’il raconte. C’est dans le présent qu’il puise ses plus grandes joies.
Son père faisait le même métier, au même endroit, avec les mêmes gestes hérités de son grand-père qui répétait inlassablement ces gestes précis et délicats, de génération en génération, depuis le 18èmesiècle.
Il est porté par le temps, cette mosaïque d’un instant présent qu’il vit intensément, l’un après l’autre. Pour lui, le temps est permanent car le présent est toujours là et se savoure. Le temps ne passe pas, la vie ne s’écoule pas, elle se vit.
La vie ce n’est pas hier, ce n’est pas demain, c’est ici et maintenant. Le temps est immuable comme un fleuve, on s’y baigne sans cesse et il est toujours là et le même ciel sans cesse s’y reflète.
C’est donc dans le temps présent que notre perceur de cierge s’est enraciné. Car il savait d’instinct qu’on ne s’enracine pas dans le temps qui passe. On ne peut s’enraciner ni dans les regrets du passé ni dans les rêves du futur.
Il savait d’instinct être modeste, c’est-à-dire être homme, il savait tout naturellement que seul le présent nourrit, seul le présent est porteur de joie ou de peine, seul le présent est immortel. Il se contentait du présent car il savait que le présent est le plus beau des cadeaux, le plus beau des présents. »
L’élite serait donc celui qui trouve sa joie dans le geste bien fait, dans la tâche accomplie comme une œuvre d’art. Celui qui n’a d’autre ambition que d’être présent pour ceux qu’il sert et pour ceux qu’il aime. Celui qui, quelle que soit sa place, roi ou valet, n’agit pas pour sa réussite personnelle, mais pour celle de la communauté qu’il sert.