791 – FUIR LA LAIDEUR

Nos pérégrinations estivales sont des occasions de méditer sur le monde dans lequel nous vivons, de prendre le temps de regarder autour de soi et de ressentir si on est à l’aise avec ce qui nous entoure.

Je dois vous avouer que j’ai un handicap dans la vie : je ne supporte pas la laideur. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je trouve laid notre monde contemporain. Il est efficace, il est hautement technologique, mais il génère de la laideur.

Le beau n’est plus à la mode

Ce n’est donc pas un hasard si les touristes se précipitent pour visiter les lieux historiques, le centre des vieilles villes européennes dans lesquelles règnent un équilibre, une harmonie, et souvent une beauté, qui nous impressionnent et nous émerveillent. La beauté est la nourriture de l’âme.

Mais pour arriver jusqu’aux joyaux, il faut traverser la ville moderne, une étendue disgracieuse faite de bâtiments tristes, de banlieues inhospitalières, de zones commerciales hideuses, bariolées, sales et erratiques.

C’est une question qui m’obsède depuis longtemps. Pourquoi notre civilisation moderne refuse-t-elle le beau, comme si l’esthétisme était une notion archaïque, dépassée, démodée, ringarde ? Pourquoi l’art moderne se flatte-t-il d’avoir rompu ses liens avec le beau, si cher à toutes les civilisations qui nous ont précédées ?

Notre époque est celle de l’efficacité et de la rentabilité. Le beau n’a plus de valeur, ni marchande, ni esthétique. Aux générations futures nous laisserons nos prouesses technologiques, froides et rationnelles, mais aucune autre valeur, quelle soit morale, spirituelle ou esthétique…

Avons-nous besoin d’harmonie ?

Il y a peu, nous étions à Coimbra, au Portugal, réputée pour son ancienne université, perchée sur la colline. On s’y presse du monde entier pour visiter la célèbre bibliothèque aux 30.000 livres anciens. Etrange procession de touristes débrayés qui parviennent à se hisser, comme à la montée du Golgotha, pour déambuler à travers les odeurs de vieux papiers, à une époque où le livre disparait et qui verra sans doute disparaitre l’écriture à la main.

Avons-nous ce pressentiment de la fin d’un monde qui nous pousse à venir nous recueillir sur ces témoignages des époques révolues et nous imprégner d’un peu de beauté et d’harmonie, comme s’il s’agissait d’un besoin vital ?

C’est ainsi que parmi les chefs-d’œuvre, on voit déambuler une troupe bariolée, sans grâce, et dont les tenues vestimentaires négligées laissent trop voir des corps défaits. Sur l’esplanade, ils suivent le guide qui tient au bout d’une perche un petit drapeau coloré qu’il ne faut jamais perdre de vue. Le tourisme de masse ne permet pas la fantaisie.

Chacun parcourt ainsi le monde à la recherche de lui-même, et il tient à ce que cela se sache. Il disperse à chacun de ses amis et relations moult selfies, dans les situations les plus insolites et spectaculaires.

Le poids du passé

L’Europe est si lourde de son long passé qu’elle ne parvient plus à l’entretenir. Dans certaines villes, les époques se télescopent et se construisent les unes sur les autres. L’époque chrétienne a succédé aux romains. Puis vinrent les arabes qui édifièrent mesquita et alcazaba dont on admire encore la beauté. La reconquista permit ensuite une Renaissance prolifique qui vit fleurir, dans une stimulante rivalité esthétique, une telle multitude d’églises dont même le touriste le plus assidu finit par se lasser…

Nous étions à Merida, en Extremadura espagnole, écrasée par deux mille ans d’histoire. Un théâtre, un amphithéâtre, un hippodrome, et des temples romains sont éparpillés dans la ville, envahis et encerclés par une modernité hideuse. Face aux majestueuses colonnades du temple, fut érigé un immeuble administratif, gris et triste, comme seuls les fonctionnaires osent et savent en faire !

On ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine honte, après avoir arpenté tant de beautés, de n’être plus capables d’édifier autre chose que des centres commerciaux éphémères, des stades tristes, des habitations uniformes et des murs gris.

Fuir la modernité

Après avoir parcouru le monde, on peut en conclure que les villes modernes sont sans grâce et que seule la nature peut encore nous apporter assez de beauté et d’harmonie pour satisfaire notre âme.

Il faut savoir bien chercher et dénicher au fond des provinces les plus reculées les quelques villages encore préservés, blottis au cœur d’une nature toujours belle. Dépêchons-nous, avant que la horde des barbares du tourisme de masse n’avale tout et ne salisse les derniers arpents protégés.

Il y a quelques années, Chantal et moi avions découvert Grazalema, en Andalousie, un pueblo blancoencore épargné des vagues des migrations estivales. Il y a peu, nous y avons croisé des cars de touristes chinois en goguette ! C’est le début de la fin…

Cette année, grâce à nos amis américains, nous avons découvert Piodao, un petit village paisible aux maisons sombres, situé au fond d’un vallon où coule une rivière, à une heure-et-demi de route de Coimbra. Malgré la sévérité du lieu, cela pourrait être un petit paradis si les collines alentour, couvertes de bois de pins et d’eucalyptus, n’avaient pas entièrement brûlé, suite à un incendie sans doute criminel, il y a deux ans. La modernité saccage tout ! Par un heureux hasard, le vallon de Piadao fut épargné…

Si vous ne l’ébruitez pas trop, je peux encore vous conseiller Marvao, au Portugal, à la frontière espagnole, village blanc, épargné et inaltéré, situé au sommet d’une colline boisée. Le touriste y est clairsemé et discret. Le village est très beau, bien entretenu, et les promenades alentour sont bucoliques et variées. A ma connaissance, les chinois ne connaissent pas encore Marvao.

Il se peut que nous vivions des temps menacés par la barbarie. La modernité génère la laideur, le tourisme de masse est une pollution qui a tué le tourisme. Il reste des enclaves bien cachées, loin des grands centres, là où la nature est à demi préservée de la pollution chimique. C’est là où nous pouvons se ressourcer en fuyant l’agitation du monde et sa laideur…

 

 

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2 commentaires

    1. Oui, vous avez tout à fait raison. Heureusement, tout ce qui est moderne n’est pas nécessairement laid…

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