Notre époque est celle du narcissisme et du culte de l’ego. Nous exigeons nos droits et nous réfutons nos devoirs. Nous sommes intolérants à la maladie et nous refoulons l’idée de la mort car elle est devenue synonyme de néant.
La génération selfie
C’est devenu un lieu commun que de définir notre époque comme celle de l’égocentrisme, du culte du corps et de l’apparence. Il est impératif d’être jeune, d’être beau, de paraitre riche et heureux.
Pour les plus jeunes d’entre nous, nous avons été des enfants-rois et nous avons été portés sur le pavois. Nous avons cultivé notre ego et notre égoïsme et nous fûmes souvent des tyrans domestiques auxquels on ne refuse rien. Très tôt, nous avons revendiqué nos droits et, bien souvent, oubliés nos devoirs.
Ainsi, la bulle dans laquelle nous vivons sur les réseaux sociaux a fortifié la haute idée que nous avons de nous-même. Nous sommes protégés dans cette bulle, avec ce sentiment d’en être le centre et l’objet de tous les regards et toutes les attentions. Autrement dit, nous restons des enfants capricieux et exigeants…
Nous sommes fascinés par le paraitre et il nous faut des liftings, des remodelages du corps et des seins, des traitements rajeunissants, des gommages des rides et un bronzage qui rend les amis jaloux ! Pour compléter la panoplie, nous devons porter des marques célèbres qui, croyons-nous, rehaussent notre prestige.
En dehors de cette apparence, qui sommes-nous ? Si nous avons la chance de nous poser cette question, nous butons alors sur cette interrogation fondamentale : « To be, or not to be, that is the question ?».
Ne sommes-nous que cette image dans le miroir ou les selfies que nous postons fièrement sur les réseaux sociaux, dans l’attente haletante des « Like » ? Ne sommes-nous que la somme de ces « like » que nous comptabilisons avec frénésie ? Sommes-nous vides ou y a t-il quelqu’un à l’intérieur de la carapace ?
Si la bulle dans laquelle nous vivons éclate, sous l’effet d’un aléa du monde réel, comme la perte du statut social, la maladie ou la peur de la mort, le miroir se brise et le Moi se désintègre…
Le droit à la guérison
Parmi tous les droits que nous revendiquons, le droit à la santé arrive tout en haut de nos exigences. Peu importe le soin que nous y apportons, nous estimons que la collectivité et le système médical doivent prendre en charge tous nos maux. Nous sommes à cet égard des patients exigeants et plutôt « impatients » mais passifs, des « pris en charge », selon la terminologie de la Sécurité Sociale française.
Cette prise en charge a pour effet de nier notre responsabilité individuelle et de nous mettre dans la position de l’enfant. Une société, qui certes prend en charge, mais du même coup tant à nier notre responsabilité et notre individualité. Nous sommes renvoyés à notre position d’enfant dépendants. « La technique, si elle est une aide précieuse et incontournable, a pour finalité première de remplacer et donc d’effacer l’homme, le citoyen. Constat du tragique » écrivait récemment le neurobiologiste Guy Simonet dans les colonnes du journal « Le Monde ».
En contrepartie, notre foi dans les capacités de la médecine sont immenses et disproportionnées, tels des jeunes enfants qui croient au pouvoir sans limite des parents, invincibles. C’est ainsi que notre tolérance à la maladie et à la douleur est égale à zéro. La maladie est insupportable, nous voulons guérir dans l’instant. C’est un droit que nous revendiquons, sinon nous trépignons !
Mais nous devons devenir adultes et accepter que la médecine est loin d’être invincible, elle ne sait pas tout, elle sait même peu de chose par rapport à la complexité du vivant, à la complexité de l’humain, corps biologique certes, mais aussi doté d’un psychisme qui souvent le gouverne et d’une transcendance qui le nourrit… ou dont il est affamé !
Même la mort est virtuelle
Notre monde est désenchanté, le merveilleux s’est évaporé avec le rationalisme scientifique. Dieu est mort et nous avec. La religion est devenue archaïque et toutes les croyances sont caduques. Rien n’existe en dehors de la matière, en dehors de ce que nous pouvons toucher, doser, mesurer, quantifier. Si la matière disparait, c’est le néant ! Sans le « Moi-Je », nous ne sommes plus rien, éjectés comme des électrons libres.
En dehors de la bulle dans laquelle nous vivons, rien ne nous relie plus à la communauté humaine. Cette angoisse de la déchéance et de la mort étreint nos sociétés contemporaines car le lien, qui courait à travers les générations, est rompu.
La peur nous assaille car nous ne savons plus d’où nous venons et nous ne savons pas où nous allons. La mort n’est plus un passage, mais seulement une fin, un néant. Dans toute l’histoire de l’humanité, c’est sans doute la première fois que nous avons perdu la croyance en cette idée de transmission, de renouvellement, de renaissance, de résurrection, de réincarnation, à l’image du renouveau infini des saisons.
La mort n’est plus une transition, elle est désormais sans espoir. D’ailleurs, nous avons coupé avec nos morts, comme nous avons coupé avec les plus âgés, mis à l’écart, hors du circuit des vivants. Nous ne savons plus entretenir de relation avec eux, ils n’ont plus rien à nous dire car notre modernité croit tout savoir.
Nous avons peur de la vieillesse et nous ne voulons pas la voir car elle devenue inadmissible. Nous refusons d’admettre la déchéance qui précède la mort. Tout cela doit se passer en dehors de notre vue, comme si cela n’existait pas. Nous ne voyons plus la mort de près, nous la mettons à distance, nous chargeons des professionnels pour s’en occuper car elle nous fait trop peur. C’est ainsi que dans nos esprits, la mort est virtuelle, elle est une mauvaise plaisanterie…
De la même manière que nous avons abandonné la prise en charge de la maladie par la société médicale, nous avons mis la mort à distance « dans le silence rassurant des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, loin des regards » fait remarquer Guy Simonet qui pose cette question fondamentale : « Peut-on guérir en abandonnant le premier rôle de notre propre tragédie ? ».
Le covid nous renvoie au néant
La mort devient terrifiante lorsqu’elle est sans espoir. On se raccroche à la matière avec l’énergie du désespoir car c’est le seul paramètre que nous connaissons. C’est dans ce contexte que l’humanité fut soudain confrontée à une épidémie planétaire qui nous obligea à considérer la mort comme une possibilité réelle et tangible.
Depuis au moins une génération, dans nos sociétés occidentales matérialistes et aseptisées, nous sommes devenus incapables d’accepter et de tolérer l’incertitude du vivant et donc de la maladie. Soudain, les media nous montrent à voir la mort dans sa réalité, non plus comme une virtualité réservée aux autres, mais comme une possibilité, une éventualité, beaucoup plus proche que nous ne pensions.
Cette prise de conscience difficile génère une peur panique qui se répand comme une épidémie, mais à la vitesse des échanges digitaux, proche de la vitesse de la lumière ! Nous avons comme une illumination en découvrant que nous sommes mortels, vérité intolérable. Injonction est alors donnée, aux gouvernants et aux autorités de santé, d’éloigner de nous ce risque insupportable. « La vie n’a pas de prix » est le nouveau mantra que l’on répéte en boucle, nouvelle illusion !
Chacun ayant perdu le contrôle de lui-même, de toute objectivité et de tout bon sens, il s’en suit un certain nombre de décisions irréfléchies, lourdes de menaces pour le devenir de nos sociétés. Nous sommes prêts à tout sacrifier et à brûler nos vaisseaux, comme dans une sorte de suicide collectif.
Nous n’avons pas suivi le modèle de l’Ulysse de l’Odyssée, qui refusa la proposition de la déesse Calypso lui promettant une éternelle jeunesse et l’immortalité s’il restait auprès d’elle. Nous sommes à l’époque du transhumanisme et nous sommes prêts à succomber aux charmes de Calypso, pour l’illusion d’une jeunesse éternelle et l’immortalité !
Notre ego est très enfantin et notre « Moi-Je » exige la protection, quoi qu’il en coûte… Il nous manque un supplément d’âme qui nous apporterait la force qui nous fait défaut. Ivan Illich annonce « la fin prévisible d’un monde moderne qui ne disposera bientôt plus d’aucuns repères spirituels pour stimuler des âmes en jachères ». Le prophète prévoyait « ce monde terrible » où la plupart des gens sont persuadés qu’il faut tout mettre en œuvre pour prolonger sa propre vie et celle de ses proches…
L’être et le néant
Pour bien comprendre ce qui se passe au sein de nos sociétés contemporaines, il est nécessaire de jeter un regard sur l’évolution de la pensée occidentale. Dans toutes les philosophies anciennes, « l’essence précède l’existence », c’est-à-dire que nous connaissons le monde en comprenant l’essence des choses et en cherchant les choses qui les incarnent. Nous fabriquons un objet car nous avons, au préalable, une idée préconçue sur la nature de cet objet et de tous les objets du même type. Suivant le même processus, chaque humain se construirait selon la conception préalable qu’il a de l’humanité, comme modèle à suivre ou à corriger.
Mais, dans le courant du XXème siècle, le philosophe Jean-Paul Sartre a renversé la dialectique en tentant de démontrer que « l’existence précède l’essence ». C’est-à-dire que l’homme libre n’est pas prédéterminé, il n’est rien, il n’est lié à aucune morale universelle, à aucune exigence, c’est son existence même qui le construira. Cet homme là se définit par ce qu’il devient, par son existence, par Moi-Je…
Même si nous n’avons pas tous lu « L’être et le néant » ou « L’existentialisme est un humanisme », notre époque moderne est imprégnée par les conséquences qui en découle, comme si ces idées étaient dans l’air du temps. La première de ces conséquences est une crise de l’identité : nous ne savons plus qui nous sommes, nous errons dans la vie. Notre conscience de soi est une sorte de néant qui domine tout, une source d’angoisse. « J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières, tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté… coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis ».
L’ennemi de classe et l’ennemi de notre liberté, selon Sartre, est le bourgeois hétérosexuel garant de l’ordre et de la normalité. Ce sentiment antibourgeois est à l’origine de la pensée de gauche française postmoderne, qui vilipende toute morale, considérée comme une oppression intolérable. De-là sont nées les nouvelles liturgies de dénonciation, antiracistes, altermondialistes, anticolonialistes, anti-familles, anti-autorités, anti-traditions, féministes, LGBT, profanateurs des religions, blasphémateurs, déboulonneurs de statues et consorts, ouverts à tous les vents, sans foi ni loi, coupés de toute transcendance et qui désespèrent de l’humanité. Ceux-là même qui prétendent juger l’histoire et condamner la civilisation occidentale, responsable de toutes les oppressions.
Voilà où nous en sommes. Face à ce vertige existentiel, il n’est pas étonnant que notre époque se cherche et soit saisie d’angoisse. Nous sommes seuls et livrés à nous même, accrochés à la matière et à nos bons plaisirs, sans savoir d’où nous venons et sans savoir où nous allons. Nous ne savons même plus quel est notre sexe et nous pouvons en changer au gré de nos angoisses. Nos possessions et nos divertissements sont les seules choses qui éloignent du néant, il faut donc que nous consommions et nous amusions pour survivre, afin d’exorciser la mort.
La vie est un néant et la mort est un néant, telle est notre société postmoderne. Et malgré tout il faut vivre et, tel Sisyphe, rouler son rocher au haut de la montagne, tout en sachant qu’il roulera à nouveau vers le bas, inexorablement. Le « Moi-Je » que nous revendiquons si souvent n’est qu’une tentative tragique pour faire semblant « d’exister ». Le covid réveille toutes nos peurs que nous tentions désespérément d’enfouir, car désormais la mort n’est plus une abstraction…
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