879 – COOPÉRER OU TRICHER ?

La vie en société suppose la coopération. C’est-à-dire que, à la place où il se trouve, chacun apporte sa contribution au vivre-ensemble. Les tricheurs menacent la cohésion et déstabilisent les organisations au risque de les faire péricliter. Le laxisme est le cancer des sociétés…

Ceci me semble vrai pour les sociétés humaines et animales mais, au-delà, pour toute sorte d’organisation, y compris les organisations cellulaires. J’aime bien les analogies ainsi que les métaphores, et je suis intimement convaincu que tout est dans tout, à savoir que les grandes lois de l’Univers sont valables à tous les niveaux.

La vie n’est pas possible sans la coopération de l’ensemble des cellules dont, chacune dans sa spécialité, concoure à l’équilibre métabolique de l’ensemble. Si un organe ou un groupe de cellules cessent de coopérer l’organisme devient malade, de la même façon qu’une société devient malade si un groupe qui la compose refuse de jouer le jeu et triche ! C’est le même phénomène qui se passe dans un jeu de société si un partenaire ne respecte pas les règles et triche… Le jeu s’arrête !

COOPÉRER

Dans les organismes vivants, les cellules ont une durée de vie limitée, elles sont remplacées régulièrement par de nouvelles cellules filles et sont éliminées par le système immunitaire. Dans chaque organe, le renouvellement cellulaire a aussi une limite physiologique. Au bout d’un certain nombre de divisions les cellules sont épuisées, c’est le phénomène de vieillissement qui conduit à la mort. Telle est la règle immuable qui gouverne l’ensemble du vivant. C’est ce mécanisme qui permet à l’ensemble de fonctionner en harmonie et chaque cellule a son rôle…

Cette remarquable coopération cellulaire permet à chaque espèce de vivre sa vie, de se reproduire et même d’évoluer. Ce fut même la grande supériorité des êtres multicellulaires par rapport aux unicellulaires. Chaque cellule partage les ressources avec les autres et participent au bon fonctionnement de l’ensemble. La multiplication des cellules, et la complexité grandissante des individus, imposaient la coopération. Sans coopération la vie complexe n’aurait pas été possible…

C’est un petit peu ce qui se passe à l’intérieur d’une famille dans laquelle chacun se sent plus fort que s’il était seul. Chaque membre d’une famille participe au bien-être des autres et partage les joies et les peines. On voit bien combien les familles désunies conduisent au désarroi et comment la moindre bourrasque va déstabiliser les individus.

On peut dire la même chose à un autre niveau, lorsque les sociétés humaines primitives se sont complexifiées, en particulier lorsqu’elles sont devenues sédentaires et se sont regroupées dans des villages, il a fallu coopérer, se répartir le travail, s’aider. Celles qui ont le mieux coopéré sont aussi celles qui ont le mieux prospéré. Beaucoup ont été décimées et ont disparu.

Aujourd’hui la coopération est plus indispensable que jamais, aussi bien au niveau des nations qu’au niveau international, car nos sociétés sont devenues extrêmement complexes et interdépendantes. La compétition internationale n’a jamais été aussi forte car les pays se sont ouverts et l’on voit bien comment les nations qui sont mal gouvernées et manquent de cohésion sont aujourd’hui vulnérables.

Intuitivement, nous savons tous que les nations qui ne sont pas capables de cohésion et de coopération interne seront balayées par les bourrasques de l’histoire. De la même façon, nous savons tous que si les pays ne sont pas capables de mieux coopérer entre eux, pour faire face aux immenses défis qui se présentent, l’humanité peut être balayée, en totalité ou en partie.

TRICHER

Dans un organisme vivant, nous venons de le voir, les cellules coopèrent. Mais il existe des cas où certaines cellules trichent et s’arrêtent de coopérer. C’est ce qui se passe avec les cellules cancéreuses, elles enfreignent la loi !

Elles se divisent lorsqu’elles ne devraient pas, elles ne meurent pas lorsqu’elles devraient, elles volent la nourriture aux autres cellules, elles se dérobent à leur travail et elles polluent l’espace extracellulaire. Pendant que les cellules coopérantes freinent leur expansion les cellules cancéreuses prolifèrent sans limite en esquissant les ordres des médiateurs qui régulent le développement.

Les cellules coopérantes ont une vie limitée tandis que les cellules cancéreuses refusent de mourir et se cachent du système immunitaire. Elles vont jusqu’à fabriquer leur propre réseau sanguin afin d’accaparer davantage de ressources pour elles-mêmes ! Les chercheurs ont montré que c’est cette abondance de ressources qui pousse les cellules cancéreuses à migrer sous forme de métastases. 

Pour les cellules cancéreuses, tricher n’est pas seulement une métaphore, c’est la description de la réalité. Elles brisent les règles et trichent. Non seulement elles ne participent à aucune fonction organique utile et se comportent comme des parasites, mais encore, les cellules cancéreuses ont la caractéristique d’envahir les tissus environnants et de les détruire.

Les cellules cancéreuses peuvent former un état dans l’État et édicter leurs propres règles. Elles arrêtent de communiquer avec les cellules saines et se mettent à coopérer entre-elles ! Elles vont jusqu’à aider les autres tricheurs en émettant des facteurs de croissance qui stimulent la prolifération et leur permettent d’échapper à la surveillance du système immunitaire… Elles peuvent alors émigrer de la tumeur principale vers d’autres sites dans l’organisme et l’envahir totalement : c’est l’origine des métastases…

Attraper les tricheurs

A l’état normal, les cellules ne peuvent se répliquer qu’avec « la permission » des cellules environnantes qui libèrent, ou pas, des facteurs de croissance. Si d’aventure des cellules tentent d’échapper à ce processus elles sont attaquées et détruites par leurs voisines ou par le système immunitaire.

Notre code génétique dispose des gènes TP53 dénommés « suppresseurs de tumeurs » qui détiennent le règlement et enclenchent la fabrication de la protéine P53, une sorte de police de la population, qui contrôle l’ensemble du processus de duplication cellulaire et aussi de suicide cellulaire (apoptose).

Les gènes TP53 sont apparus très tôt dans l’évolution des êtres multicellulaires, chez les créatures très primitives comme les anémones. Ils sont essentiels à la vie des êtres multicellulaires car ils régulent la coopération. Ils sont des collecteurs d’information concernant l’activité cellulaire. Si des cellules trichent et ne coopèrent plus, ils sont informés et déclenchent un processus qui stoppe le processus de réplication cellulaire.

Nous, les humains, nous possédons seulement 2 copies du gène TP53. Ce sont, en quelque sorte, les maitres de la justice qui régulent la vie des cellules et leur coopération. Des animaux qui vivent plus vieux que nous ont des copies supplémentaires de ce gène. C’est le cas des baleines, des mammouths ou des éléphants qui ont jusqu’à 40 gènes TP53. Ce système de surveillance est donc efficace et permet d’éliminer les tricheurs dès qu’ils apparaissent.

Mais, dans les formes avancées du cancer, les gènes TP53 des cellules cancéreuses sont altérés et ne jouent plus leur rôle. Ils sont comme interdits d’agir et d’envoyer des ordres. La police cellulaire est alors inhibée, ne recevant plus d’instruction précise : c’est l’anarchie cellulaire !

Il existe plusieurs approches pour contrôler la prolifération des cellules cancéreuses tricheuses. La première consiste en un bombardement meurtrier à l’aide de la chimiothérapie qui fait d’important dégâts collatéraux. On peut aussi travailler au plus proche du terrain et le renforcer par une hygiène de vie et divers compléments nutritionnels qui boostent le système immunitaire qui joue ainsi le rôle de force de police de proximité.

On peut aussi protéger et renforcer les gènes TP53 afin que la loi soit respectée et que les cellules tricheuses soient immédiatement éliminées. Des chercheurs ont montré récemment que les grands animaux qui vivent longtemps sont soumis au même nombre de tentatives de tricheries que les autres espèces. Mais ils sont protégés du cancer car ils ont une règlementation plus stricte et une police plus efficace grâce à la production importante de protéine p53.

Analogies

Des chercheurs envisagent déjà une thérapie génique qui pourrait nous insérer plusieurs autres copies du gène TP53 et ainsi nous rendre plus forts face aux tricheurs.

Après cette lecture, vous pourrez faire toutes les analogies que vous souhaitez, à tous les niveaux de nos organisations sociales : les familles qui doivent se prémunir des éléments toxiques, les entreprises dont chaque membre doit coopérer pour obtenir le succès, les nations aussi qui doivent être unies et chacun soumis aux mêmes règles.

Il est difficile de ne pas faire l’analogie entre le processus cancéreux qui échappe aux lois du métabolisme, à cause d’un système de surveillance et de contrôle défaillant, et la prolifération de la délinquance et de l’agressivité des hors-la-loi qui forment des états dans l’État, non contrôlés. Il s’agit de véritables métastases hors la loi, qui finissent par envahir tout l’organisme et qu’il devient impossible de juguler.

Des parents qui ne se font plus respectés, des maitres qui manquent d’autorité, des gouvernements laxistes. Une justice et une police faibles, démunies et débordées, sont l’équivalent d’un système immunitaire défaillant et trompé par les cellules tricheuses. Cet ensemble constitue les symptômes du même mal. Le laxisme est le cancer d’une société. La faiblesse des démocraties réside dans la vulnérabilité de ses gènes TP53 ! Une société malade ressemble à un corps malade et l’un et l’autre peuvent mourir…

Pour plus d’information, vous pourrez lire : « The cheating cell : how evolution helps us understand and treat cancer” de Athena Aktipis – ( Princeton University press- 2020)

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