Les romanciers ont bien compris que la vie est un roman et ils ont simplement le talent de savoir nous la raconter. Mais, si on sait regarder nos vies et celles de nos amis avec recul et lucidité, devient-il inutile de lire des romans ? C’est la vie à livre ouvert !
L’exploration de l’être
Le premier des romanciers est sans doute Cervantès, le premier à explorer l’âme humaine, ses méandres et ses tourments. Le talent du romancier consiste à nous faire découvrir ces parties cachées de l’âme humaine, c’est sans doute la principale raison d’être d’un roman.
Le roman accompagne les débuts des temps modernes et la grande interrogation sur l’être et ses différents aspects. L’interrogation de William Shakespeare dans Hamlet, « Être ou ne pas être, telle est la question » date de 1603 et précède de 2 ans la publication des errements de Don Quijote !
Mais il ne faut pas oublier la parution, 30 ans plus tard, du « cogito ergo sum » (je pense donc je suis) de Descartes, dont la rationalité et la primauté de la force de la raison sur les vicissitudes des sentiments annonçait déjà « l’oubli de l’être » selon la belle formule de Heidegger. Comme si, dès leur naissance, les temps modernes portaient déjà en germe leur finitude…
En effet, avec Descartes, l’homme devient certes « maitre et possesseur de la nature », selon la formule célèbre, mais surtout il devient objet, soumis aux forces de la technique, de la politique et de l’Histoire qui le surpassent et l’écrasent au point d’éclipser son être profond ! C’est de l’être dont il est encore question dans « L’insoutenable légèreté de l’être » qui marqua une époque durant laquelle le « moi » se dérobait devant l’incertitude existentielle. « Tous les romans de tous les temps se penchent sur l’énigme du moi » affirmera l’auteur !
L’apparition du roman, qui est l’art d’appréhender l’incertitude, coïncide avec la perte de l’unique vérité divine qui avait soigneusement séparé le bien du mal. Le Juge suprême perdit ses certitudes et l’homme se mit à douter. C’est à cette époque que Don Quichotte partit à la découverte du monde extérieur…
Si La Vérité de Dieu, qui savait tout sur tout, interdisait au roman d’éclore, on peut dire aussi que le totalitarisme, qui détient aussi sa Vérité, peut tuer le roman qui n’est qu’interrogations, doutes et incertitudes.
Si le roman consiste à dévoiler la vie secrète des sentiments, ou si « la seule mission des livres est d’indiquer les désastres produits par les changements des mœurs », selon l’affirmation de Balzac, on comprend que le roman soit incompatible avec le totalitarisme qui ne permet aucune introspection !
« La vérité totalitaire exclut la relativité, le doute, l’interrogation et elle ne peut donc jamais se concilier avec ce que j’appellerais l’esprit du roman », écrivait Milan Kundera qui en fit la douloureuse expérience.
L’éclosion du roman
Dans « L’art du roman », le même Milan Kundera a écrit de très belles pages pour décrire les différentes étapes qui jalonnent l’épopée du roman des Temps Modernes, depuis la liberté d’exploration du monde du Quijote jusqu’à Jacques le fataliste de Diderot qui rencontre les deux héros du roman au milieu du chemin, sans savoir d’où ils viennent, ni où ils vont….
Chaque époque fut, pour le roman, l’occasion de découvrir une nouvelle facette de l’être, à sa manière, et selon l’état d’esprit des contemporains. Le temps de Balzac n’est plus celui de l’oisiveté mais il est déjà dans le train de l’Histoire, de la justice, du crime, des ambitions et de la finance. Son horizon n’est plus celui du vaste monde, mais celui non moins vaste de l’âme humaine.
L’univers d’Emma Bovary est encore plus étroit, c’est celui de ses tourments intimes, de ses frustrations, de ses rêves. Flaubert nous dévoile, au jour le jour, la vie secrète et fluctuante des sentiments, cette terra incognita, certes, mais clôturée dans l’infini de l’âme.
Avec Tolstoï, le roman « se penche sur l’intervention de l’irrationnel dans les décisions et le comportement humain. Il sonde le temps : l’insaisissable moment passé avec Marcel Proust ; l’insaisissable moment présent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas. Etc…etc… ». Cette analyse de Kundera nous montre comment le roman nous accompagne fidèlement, tout au long des Temps modernes. Et il ajoute cette remarque importante : « Le roman est l’œuvre de l’Europe ».
Puis vint Kafka au moment de l’Histoire, où la société est devenue omnipuissante, s’empare de l’homme et le déshabille de tout ce qui constituait son être. C’est le piège de l’absurde, de l’administration toute puissante, de l’impossibilité d’être. Pour K le monde extérieur est si écrasant que l’intériorité ne représente plus rien. Il est devenu objet, pris au piège de l’absurdité du monde. « Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde » écrira Milan Kundera qui ajoute : « Dans notre siècle, subitement, le monde se referme sur nous ».
Telle fut la trinité sacrée du roman moderne : Proust, Joyce, Kafka !
Le totalitarisme des bons sentiments
« Qu’est-ce qu’un romancier ? Quelqu’un qui sait, pour ainsi dire de naissance, qu’il aura à se battre aussi et d’abord contre le bien » affirme l’essayiste et philosophe Philippe Muray qui envisage la fin du roman, broyé, annihilé par le politiquement correcte et la somme des tabous.
Il ajoute des phrases cruelles : « Que deviendrait la littérature dans un monde où ce qui reste de liberté de pensée se saurait surveillée jour et nuit par des bataillons d’associations chatouilleuses, offusquables, des troupeaux de comités et des commissions de grenouilles de bénitier scandalisables à la moindre occasion ? … où, pour résumer, on aurait plus le droit de dire du mal de personne ? »
Le roman est en quelque sorte, par nature, subversif et immoral, car il parle de la face cachée de l’humain, celle précisément nous ne voulons pas voir. Le romancier est un exorciste qui nous tend un miroir dans lequel il est parfois douloureux, mais nécessaire, de se regarder. « L’écrivain qui ne part pas du principe inébranlable que le lecteur ne partage pas ses idées, reste embourbé dans une bouillie sincère, parfaitement illisible » nous prévient Philippe Muray, auteur du célèbre « Empire du bien » publié en 1998.
Il dénoncait l’emprise de la bien-pensance, les fausses idoles éphémères, le vide universel, la dictature du prêt-à-penser, la pensée unique et la lobotomisation des esprits ! Lui qui célébrait la vraie liberté de pensée, que dirait-il aujourd’hui, en 2021, à l’ère de la cancel culture et des woke ?
« Le roman, c’est la violence littéraire dressée devant la violence du monde » écrivait celui qui fustigeait « la camomille de l’anti-roman ».
Sommes-nous arrivés à ce stade où les bons sentiments demeurent l’ingrédient principal du roman et où l’émotion suscitée serait une mesure du talent de l’auteur ? Les romans sont-ils devenus des contes de fées, des litanies de bonnes œuvres, des prises de position en faveur des idéologies à la mode, au premier rang desquelles on trouvera l’écologie, le féminisme et les revendications LGBT ?
Autrement dit, dans la nouvelle littérature, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », et elle représente une société nouvelle, unifiée, homogène, dans laquelle tout le monde pense pareil, dans la bonne direction, c’est-à-dire une société dans laquelle plus personne ne pense par lui-même.
Philippe Muray s’en prend, à titre d’exemple, au très médiatisé « Testament français » d’Andrei Makine : « On ressort de sa lecture dans un drôle d’état : vaguement navré, embarbouillé tout confus de niaiserie, tout attiédi et ramolli… On a les jambes lourdes d’avoir traversé un si long marécage ». Il n’est pas plus tendre avec « son style pour dictée d’école communale Troisième République ».
Ce qu’il faut craindre avec le roman contemporain, c’est la recherche molle du consensus, et le risque qu’à force de ne déplaire à personne, il finisse par ne plaire à personne ! Autrement dit, c’est la culture de masse qui, comme un mammouth, écrase les prix certes, mais écrase aussi toutes les aspérités, les difficultés, les subtilités, les différences. C’est le pendant de la pensée unique, la grande unification du monde ; l’individu unique et complexe disparait au profit d’un être indéfini, asexué, hygiénique et non polluant, bien sous tous rapport.
On peut se poser la question de savoir si le roman ne va pas disparaitre, anéanti une nouvelle fois par le nouveau totalitarisme de la bien-pensance, du refoulement des « mauvais sentiments », des perversions, des névroses, des complexités de l’âme humaine.
Il se peut que la bien-pensance des romanciers, et leurs travers, deviennent des thèmes de roman ! Peut-être des romans comiques, à la manière de Molière dans « Les précieuses ridicules » ou du Tchèque Hasek dans « Le brave soldat Chveïk ».
Le roman est subversif par nature. Il charrie et aide à évacuer le côté sombre de l’humain. Il nous aide à vivre et, parfois, à comprendre nos contradictions. Il s’accommode aussi mal de la censure morale que de la censure politique qui voudraient gommer ce qui fait la nature profonde de l’humanité, c’est-à-dire des aspirations, des rêves, des fantasmes, des névroses, des haines, des amours, des violences, des révoltes et de multiples contradictions qui font le suc, la substantifique moelle, de notre être.