902- L’INFINIE BONNE HUMEUR

Faut-il prendre le monde au sérieux ? On peut se scandaliser des mensonges, on peut s’insurger contre la bêtise ou contre les inégalités, on peut manifester ou prendre les armes contre le pouvoir … Mais on peut aussi regarder l’humanité autrement et en rire !

Si je contemple l’humanité, celle de jadis ou celle d’aujourd’hui, je peux y trouver toutes les raisons d’être affligé, découragé ou bien révolté. Combien de mensonges, de manipulations, de trahisons ou d’agressions ? Combien de tortures, de misères, de meurtres et de génocides ?

Vous pouvez vous insurger contre la dictature sanitaire, la censure, les décisions incohérentes, l’obligation vaccinale et le lobby de l’industrie pharmaceutique, mais il ne s’agit que d’un point de vue et beaucoup d’autres pensent le contraire.

Vous pouvez vous attrister de la laideur des constructions modernes, dans des banlieues tristes, en les comparant à la beauté des centres villes historiques dans lesquels déambulent aujourd’hui des cohortes de touristes bruyants et débraillés.

Depuis un siècle, l’humanité s’acharne à détruire son environnement, non seulement à l’enlaidir, mais aussi à le souiller, à le polluer, jusqu’à le rendre toxique et mortel pour lui-même.

Faut-il se désespérer de la laideur de l’humanité ? Peut-on s’en échapper pour ne plus la voir ? La question que je pose ici est celle qui a traversé l’œuvre de Milan Kundera et qui demeure plus que jamais d’actualité : comment survivre dans un monde hostile ?

Rien n’est réel

En fait, tout est question de point de vue, de représentation, car rien n’est objectif. Il y a autant de représentation du monde qu’il y a de personnes sur la planète et cela crée inévitablement du chaos.

En leur temps les Hitler, Staline ou Mao ont été populaires et acclamés par les foules aveugles, mais les foules sont toujours aveugles. Même encore aujourd’hui ils ont leurs adeptes… Nous sommes probablement tous aveugles, car du fond de notre caverne nous avons chacun notre représentation du monde, avec nos rêves, nos illusions, nos partis-pris, notre imaginaire…

Contrairement à ce qu’affirmait Kant, il n’y a pas de choses en soi (Ding an sich), mais des représentations à géométrie variable, du sable mouvant, rien de solide, un chaos dans lequel les humains, mal assurés, sont ballotés.

Comment sortir de ce chaos ? En réponse à cette question, Milan Kundera fait parler Staline dans son livre « La fête de l’insignifiance ». La réponse est claire : « En imposant à tout le monde une seule représentation. Et on ne peut l’imposer que par une seule volonté, une seule immense volonté, une volonté au-dessus de toutes les volontés… Et je vous assure que sous l’emprise d’une grande volonté les gens finissent par croire n’importe quoi ».

Aujourd’hui, dans nos pseudo-démocraties, nous ne subissons plus la volonté de Staline ou de Xi Jinping, mais nous sommes soumis à la dictature des media qui nous dictent ce que nous devons penser, dire ou faire. Et les media peuvent approuver les paroles que Kundera prête à Staline : « Mais qu’est-ce que l’humanité ? Ce n’est rien d’objectif, ce n’est que ma représentation subjective, à savoir ce que j’ai pu voir autour de moi de mes propres yeux : je vous ai vu vous ! ».

Le chaos ne serait finalement que notre propre incohérence, nos incertitudes, notre manque de volonté et de point de repères, notre incapacité à nous gouverner nous-même… Nous sommes guidés par notre nombril, par la mode, par la pensée dominante, par nos émotions passagères et mille autres petits rien que Kundera nomme cruellement « insignifiance, l’essence de l’existence ». « Respirez cette insignifiance qui nous entoure, elle est la clé de la sagesse, elle est la clé de la bonne humeur… »

Cet éloge de l’insignifiance ne plait pas aux gens sérieux qui restent attachés aux grandes idées et aux grandes vérités…

Il nous reste la bonne humeur

Si nous ne sommes pas faits pour les grandes vérités, il nous reste l’infinie bonne humeur chère à Hegel : « Pas la raillerie, pas la satire, pas le sarcasme. C’est seulement depuis les hauteurs de l’infinie bonne humeur que tu peux observer au-dessous de toi l’éternelle bêtise des hommes et en rire ».

Il nous reste le rire car, ajoute Kundera, « nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était plus possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y a qu’une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux ».

Ces réflexions ont donné lieu à l’autre roman de Kundera « Le livre du rire et de l’oubli ». Le rire pour oublier. Mais comment ? On peut se raconter des histoires drôles, faire la fête, noyer son chagrin dans l’alcool et en rire à gorge déployée. On peut jouer avec les enfants et partager leur insouciance et leurs rires…

Voilà ce qui nous reste, rire et tout oublier. « Celui qui éclate de ce rire extatique est sans souvenir et sans désir, car il jette son cri à la seconde présente du monde et ne veut rien connaitre d’elle » ; ainsi s’exprime Milan Kundera, hanté par le thème de l’oubli, dans son autre roman, « Le livre du rire et de l’oubli ». Le rire qui se vit dans l’instant immédiat est coupé du passé et de l’avenir, c’est pourquoi il est intrinsèquement lié au monde de l’enfance.

Telle est donc cette voie possible de survie, retrouver le rire et l’insouciance de l’enfance, rester dans l’ici et maintenant, centré sur soi-même et sur son confort, et oublier la laideur afin de na pas être broyé, puis perdre son âme.

Le rire et la bonne humeur, tel serait le remède pour sauver l’humanité du désespoir, l’antidépresseur en dernier ressort, pour survivre malgré tout. Il faudrait demeurer sur cette ligne de crête pour se protéger d’un monde qui a sombré dans la laideur, dans la cruauté, dans la violence et la barbarie.

Faut-il écumer les festivals du rire ? Jouer avec les enfants, rire de tout, et faire partie de leur monde ? « Faire la fête », comme on dit aujourd’hui, raconter des histoires drôles et mettre le rire au centre de sa vie… Mais peut-on jamais atteindre le degré de pureté, d’intensité et de perfection, du rire d’un enfant qui rit aux éclats, sans raison autre que l’infini plaisir de vivre son éblouissement face à la vie ? Ce rire-là, c’est le rire de l’ange !

Mais qui peut vivre indéfiniment dans l’instant présent, en oubliant le passé et en fermant les yeux sur la laideur ? Est-ce tenable et pendant combien de temps ? Il y a dans cette attitude irréelle comme un désespoir existentiel. Comment rester coincé dans un présent indéfini sans perdre ce qui fait notre humanité dans toutes ses dimensions ?

Si nous n’avons plus accès au rire de l’ange, à l’infinie bonne humeur, n’avons-nous comme consolation, que la drogue, l’alcool et la débauche sexuelle pour fuir un monde qui nous terrifie ? N’est-ce pas l’image que nous renvoie le monde occidental d’aujourd’hui ? Car voilà ce que signifie aujourd’hui « faire la fête », où l’on pratique un autre rire, plus crispé, plus artificiel, moins spontané, c’est le rire du diable, sarcastique et amer…

Si nous fermons les yeux sur la laideur, nous restons aveugles à la beauté. Si nous refusons la haine, nous fermons aussi la porte à l’amour… Finalement, on peut se demander si le rire n’est pas un autre mot pour exprimer la fuite, comme peuvent l’être l’alcool, la drogue ou la débauche ? Mais sans leurs effets secondaires … Avons-nous d’autres choix que d’accepter l’humanité telle quelle est, dans toutes ses dimensions, et œuvrer à l’améliorer, sans illusion ?

 

 

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