Ce que les hommes supportent le moins bien, c’est le sentiment d’injustice. Ils peuvent supporter la faim, les privations, la guerre, la répression, les épidémies ou même le passe-sanitaire, à condition que chacun soit concerné et qu’il n’y ait pas de privilèges indus.
Les révoltes populaires, les révolutions ou les vengeances personnelles ont souvent pour origine un profond sentiment d’injustice. On dit en général que le peuple demeure tranquille tant qu’il a « du pain et des jeux », selon la formule héritée du temps de l’empire romain : panem et circenses.
Aujourd’hui, nous ne manquons ni de l’un ni de l’autre. Le football et les jeux vidéo ont remplacé les jeux du cirque, les fast-food remplissent nos estomacs à bas prix. Dans ces conditions, la révolte du peuple est-elle devenue impossible, puisqu’il est repu et son cerveau est occupé ?
Des inégalités insupportables
Malgré la légende, je ne suis pas sûr que les femmes qui marchèrent vers Versailles en 1789 n’avaient, comme seule préoccupation que le manque de pain. Disons que la disette qui régnait alors en France ne fut que le facteur déclenchant, la goutte d’eau qui fit déborder le vase, le prétexte pour exprimer un sentiment profond d’injustice face aux profondes inégalités.
Le peuple voyait les privilèges exorbitants des nobles, et du haut clergé, qui se prélassaient dans le luxe et la luxure. Ils exerçaient sur les populations une sorte de diktat, prélevaient des impôts et se payaient le luxe de donner des ordres et des conseils sur la façon de vivre, de penser, de prier. Depuis leurs salons ils décrétaient les guerres, mais c’est le peuple qui les subissait…
Ce que l’on dénomma le Tiers-État courbait l’échine depuis longtemps, jusqu’au jour où une prise de conscience collective rendit l’injustice intolérable. Les uns trimaient, paysans et ouvriers, souvent dans la misère, et les autres vivaient de leurs rentes qu’ils tiraient du travail des premiers.
On peut légitimement se demander si le mouvement des « Gilets Jaunes » qui agita la France ne procède pas du même mécanisme. L’augmentation d’une taxe sur l’essence, inspirée par les écologistes, fut la goutte d’eau de trop. En un sens, ce fut la révolte des provinces contre la capitale avec ce sentiment d’être des citoyens de seconde zone, dirigés par une élite bourgeoise, libérale, mondialiste, qui utilise les bas coûts de l’Extrême-Orient pour limer les salaires des travailleurs.
Il est difficile de ne pas leur donner raison dans cette révolte qui marque une profonde divergence entre une population peu qualifiée, soumise à tous les vents mauvais du chômage et de l’insécurité, et une élite diplômée, plus mobile, qui part en vacances aux antipodes et dont le champ d’action potentiel est le monde entier. La révolte s’est essoufflée car aucun leader politique ou syndical n’a été capable de canaliser cette énorme énergie de contestation…
La révolte peut-elle ressurgir ?
D’une certaine façon, il est dommage que le mouvement des Gilets Jaunes se soit étouffé dans l’œuf, avant d’éclore totalement ! En effet, les mêmes problèmes demeurent, les mêmes inégalités et le même sentiment d’injustice. Le feu fut provisoirement apaisé en jetant dessus quelques milliards d’argent public, ou plus exactement d’argent emprunté…
Je l’ai dit, c’est à mon avis le sentiment d’injustice qui est le plus intolérable ! Les media viennent de nous informer que les marchés boursiers ont augmenté de 25% en 2021 et l’immobilier dans des proportions comparables. C’est-à-dire que les riches sont de plus en plus riches, tous ceux qui possèdent des actions ou des biens immobiliers.
Pendant ce temps-là, ceux qui font les travaux les plus ingrats ou les plus pénibles reçoivent un salaire minable qui ne leur permet pas de vivre dignement. Puis, survient l’inflation qui rogne encore le pouvoir d’achat… Sans compter sur la précarité, les petits boulots, l’incertitude du lendemain. Au même moment, les financiers spéculent sur les cours du pétrole ou de la farine et empochent des primes importantes ; la grande distribution écrase les prix en important des produits à bas prix, ce qui pèse sur l’emploi et donc sur les salaires !
Les nantis sont arrogants et ne savent pas se faire discrets, ils s’étalent dans les journaux people ou à la télévision, ils méprisent le peuple. Ils ont inventé le terme de « populiste » pour mieux marquer leur morgue vis-à-vis de ceux qui, en bas de l’échelle sociale, font marcher l’économie. La révolte est-elle proche ou bien le peuple est-il anesthésié par les media ? L’injustice n’est-elle pas encore assez profonde ?
Qui sont ces nantis ? Les politiciens, les media, les cadres de l’administration, les cadres supérieurs, les entrepreneurs, les importateurs, et nombre de fonctionnaires… Ceux qui prétendent faire partie de l’élite.
Le fossé infranchissable
Dans un livre autobiographique, l’auteur Édouard Louis, issu d’un milieu très pauvre, sait parfaitement décrire, dans son livre intitulé « Changer : méthode », ce fossé qui sépare deux mondes qui s’ignorent totalement. Une phrase m’a marquée, lorsqu’il décrit son émotion en retournant chez son père, après avoir côtoyé la bourgeoisie parisienne : « A l’instant où j’ai ouvert la porte de son appartement et où je l’ai vu, lui, et où j’ai vu la pauvreté qui saturait chaque centimètre, l’odeur de friture, la télé immense devant la table sur laquelle il mangeait, son corps détruit par une vie de misère et d’exclusion, j’ai pensé à l’homme de la veille et à son canapé en ours polaire, j’ai pensé à ses vins à plusieurs centaines d’euros et alors j’ai perdu le langage ».
Pour nous, les nantis, il est parfois difficile d’imaginer la vie de ceux qui travaillent toute une vie à ramasser nos ordures, à porter des sacs de ciments, ou à s’occuper de nos vieux parents pour un salaire misérable. Ils nous servent et sont indispensables, mais nous ne voulons rien savoir de leur vie et de leurs petites misères qu’ils acceptent patiemment. Nous préférons ne pas savoir…
Édouard Louis fait cette remarque qui nous montre l’importance du fossé : « Il faut être entré dans ces deux mondes pour ressentir à quel point la différence est réelle, et à quel point elle est partout, pas seulement dans l’argent mais dans les façons de penser, de marcher, de respirer, partout ». Pour prendre conscience du fossé, il faut avoir été sur l’autre rive et mesurer l’ampleur de l’injustice… Sans prise de conscience, il ne peut y avoir de révolte.
La prise de conscience peut être explosive !
Le sentiment d’injustice fonctionne comme les volcans, cela bouillonne longtemps dans les profondeurs de l’esprit avant d’exploser soudain. C’est pourquoi les révolutions sont dangereuses, car l’énergie qu’elles génèrent n’est plus maitrisable.
Il en est de même avec les individus, nous pouvons beaucoup supporter, longtemps, jusqu’au jour où le ressentiment est si fort que nous passons à l’acte qui peut aller jusqu’au meurtre…
J’ai fait récemment une lecture improbable : « L’anarchiste qui tua Sissi ». Il s’agit des mémoires de Luigi Lucheni, l’homme qui assassina Sissi, impératrice d’Autriche, le 10 septembre 1898 sur les rives du lac à Genève. Il a voulu, dit-il, « venger les persécuteurs des ouvriers ». Il décrit un auto-portrait d’un enfant martyr, abandonné à la naissance et ensuite ballotté, méprisé, humilié, exploité par des maitres successifs.
C’est dans sa prison helvétique qu’il explique l’origine de son geste, la conscience de classe, lorsqu’il décrit sa vie de misère. Mais Lucheni n’oublie jamais que son cas n’est pas isolé : ils étaient légion, les enfants comme lui. Son récit est émouvant car il est sans haine, son geste fut symbolique et expiatoire. Il parle de cet « amour méprisé qui engendre la haine ». Il nous aide à comprendre le mécanisme très humain qui mène au ressentiment face à l’injustice.
Par analogie, nous pouvons entrevoir le même ressentiment qui traverse en profondeur la société française. Passera-t-elle à l’acte sous forme d’une explosion de type volcanique, ou bien, gardera-t-elle au fond d’elle, cette frustration finalement acceptée, par résignation ? C’est l’éternel problème du fort qui profite de la faiblesse du faible… jusqu’à l’atteindre l’au-delà du tolérable.