934 – LÂCHER-PRISE OU LAISSER-ALLER ?

La mode est au « lâcher-prise » qui peut aller jusqu’au laisser-aller ! Les sociétés humaines ont toujours eu des difficultés à trouver le juste équilibre entre l’excès de contrôle et l’anarchie. Il semble que les sociétés démocratiques soient sur la voie de l’anarchie qui est souvent le prélude à la dictature !

On a souvent dit que les sociétés humaines varient, au cours de leur histoire, entre excès d’autorité et laxisme… J’ai le privilège d’avoir longtemps vécu, ce qui présente l’avantage d’avoir une meilleure vision de l’évolution des mœurs et des mentalités au cours du parcourt d’une simple vie…

Parler de sa jeunesse

A partir d’un certain âge, il est souvent difficile de parler de son enfance sans avoir l’air de parler d’un âge d’or révolu qui, tout compte fait, ne serait que la nostalgie d’une jeunesse insouciante à jamais disparue. Par ailleurs, il est toujours périlleux de parler du passé sans brosser un portrait caricatural, pêchant soit par excès d’optimisme soit par excès de pessimisme.

Malgré ces écueils, je vais me risquer à cette tâche périlleuse et je demande déjà l’indulgence de mes lecteurs ! Pour vous situer, ma jeunesse remonte à la période de la guerre et de l’immédiat après-guerre. L’Europe vivait sous un régime de rigueur et de sérieux : rigueur dans l’éducation, dans le travail, dans la morale, dans les mœurs. Les Églises Catholiques et Protestantes d’une part, et l’armée d’autre part, étaient encore très influentes et structuraient la société.

Je crois que nous avions un grand sens de notre responsabilité, individuelle et collective, et nous partagions ce sentiment profond que notre futur ne pouvait qu’être meilleur que le présent. Je ne peux pas mieux définir cette époque que par les qualificatifs « rigueur et sérieux ». En ce sens, notre jeunesse n’était ni légère, ni insouciante…

Sans en être nécessairement conscients, beaucoup d’entre nous trouvaient l’époque un peu lourde et contraignante. Dans le domaine des mœurs, il y avait beaucoup de carcans et d’interdits, nous aurions donc aimé plus de liberté. Nous étions néanmoins sans révolte et subissions, malgré-tout, les règles tacites d’une société verticale très hiérarchisée.

Il est toujours difficile de situer les causes qui ont provoqué le tournant d’une époque. Nous nous sentions sous tutelle mais nous n’étions pas encore conscients que nous pouvions nous en libérer. Cette prise de conscience est intervenue avec la vulgarisation de la radio, de la musique, du rock and roll, puis de la télévision. C’était aussi la fin des empires coloniaux et une remise en question de notre place dans le monde. Il y eut aussi, à cette époque, un immense chambardement démographique avec une vague colossale de migration des campagnes vers les villes. Autrement dit, les repères traditionnels, avec l’église au milieu du village, commençaient à se lézarder. Sans que nous le sachions, se préparait le tremblement de terre de 1968, mais nous ne percevions pas ses grondements…

Il faut peut-être déchiffrer les configurations astrales qui prévalaient en 1968 pour comprendre la soudaine éruption planétaire d’une jeunesse qui bouscule tous les carcans et, au cours d’un été, envoie promener des siècles de contraintes, en particulier dans le domaine sexuel qui fut le moteur de l’explosion ! Toute la jeunesse avait la fièvre, dans les campus américains, à Paris, à Tokyo, à Prague et ailleurs.

Le point d’orgue, le choc, le bouquet du feu d’artifice intervint au cœur de l’été 1969 à Woodstock où 500.000 jeunes américains se réunissent de façon anarchique dans une fête du rock et du sexe, magique et grandiose, qui eut une résonance planétaire. C’était sans doute la première fois dans l’histoire de l’Occident que la jeunesse exprimait de façon aussi massive son désaccord avec la tutelle de ses ainés. « Peace and love », L’Histoire se mettait en marche, sans doute pour le meilleur et aussi pour le pire !

L’absence de contraintes mène-t-elle au chaos?

Les révolutions ne durent qu’un été, mais elles mettent en branle un processus évolutif dont, à ses débuts, on ignore le destin. Je pense qu’en 2022 l’énergie cinétique créée lors de l’explosion de 1968 continue d’exercer ses forces de bouleversements sur nos sociétés modernes.

On peut définir l’époque actuelle par les qualificatifs suivants : individualisme, hédonisme, laxisme, c’est-à-dire l’exact opposé des définitions que je donnais de l’époque de ma jeunesse (rigueur, sérieux, contrôle). Personne ne se plaindra que chaque individu puisse mieux se développer et s’exprimer, ni que le plaisir de vivre soit désormais à l’honneur. Notre époque a aussi ses bons aspects, mais elle a également ses revers.

Il est sans doute trop tôt pour l’affirmer, mais il se peut que 1968 fut le séisme dont les ondes souterraines finiront par détruire la société occidentale dans un immense tsunami, après l’avoir portée à son apogée…

Le refus des contraintes caractérise nos sociétés occidentales contemporaines. Cela commence avec l’éducation des enfants à la maison où ils ont, grosso modo, beaucoup de droits et peu de devoirs. Chaque enfant est ainsi persuadé qu’il est le centre du monde et que chacun est à son service. Sous le prétexte de ne pas le brimer on flatte son ego, souvent hors de proportion avec la réalité, au point que beaucoup se prennent pour des génies inspirés. L’école est devenue permissive et elle n’ose même plus demander aux élèves un minimum d’efforts, ce qui pourrait ressembler à une contrainte inadmissible…

Les parents et les enseignants sont désormais imprégnés de l’idée que les enfants et les adolescents ne doivent pas être frustrés et que tous leurs désirs sont recevables. Ce processus pernicieux génère de jeunes adultes capricieux qui ne supportent aucune contrainte. En bref, tout est permis et les interdits ou les limitations sont vécues comme des atteintes à la liberté de la personne. Tout cela serait merveilleux si cela ne conduisait pas à des débordements et à un laxisme généralisé. C’est ainsi qu’une certaine jeunesse prétend faire la loi à l’école, puis dans la rue, avec une agressivité proportionnelle au laisser-faire global. Les actes d’incivilité s’aggravent et les jeunes filles sont harcelées par des jeunes hommes qui n’ont jamais été éduqués… De son côté, la criminalité augmente…

Toute la société se construit autour de l’illusion de la facilité, et cette idée sous-jacente est entretenue par l’image d’une société riche qui peut payer « quoi qu’il en coûte ». Beaucoup de jeunes grandissent dans ce rêve que le travail est une contrainte imposée par une société patriarcale dont il conviendrait de s’émanciper pour mieux jouir de la vie. L’idée utopique d’un revenu citoyen minimum, sans obligation de travail, berce d’illusions toute une jeunesse qui risque une déception majeure lorsqu’elle sera confrontée à la réalité de la vie et à ses contraintes économiques.

Le règne de la facilité est séduisant. Les psychologues modernes plaident pour le lâcher-prise, selon l’expression à la mode. On ne soucie de rien, l’État, le gouvernement, des organisations caritatives ou d’autres, se chargeront de l’intendance. Cette tendance se répand dans certaines villes des Etats-Unis, principalement sur la côte Ouest très marquée par un libéralisme des mœurs. Il y a dix ans, Portland, par exemple, était une ville jeune, ouverte, sympathique, joyeuse et accueillante, dont le slogan était : «keep Portland weird » (gardons Portland bizarre »)…

Malheureusement, selon nos amis Andy et Linda qui y vivaient, la bizarrerie de Portland s’est progressivement transformée en un immense chaos où tout semble désormais permis. L’insécurité et la criminalité ont explosé. La permissivité généralisée a transformé la ville en un immense dépotoir ! Ils ont dû quitter la ville gangrenée par la délinquance et qui semble avoir été abandonnée par le sens des responsabilités…

L’autoparentage

La nouvelle philosophie est « centrée sur la personne », comme le disent joliment les stages de développement personnel, qui prônent désormais le culte de l’ego à outrance. On prend soin de soi, on se dorlote, on profite, on jouit et on n’est plus responsable de rien.

Toute structure sociétale est vécue comme une contrainte inadmissible, le citoyen moderne ne s’intéresse plus à la politique, à l’économie, à la religion, ni même à la famille ! Tout a volé en éclat et chacun ne sert plus que soi-même. Ce mouvement se nomme l’autoparentage et consiste à améliorer son bien-être en s’aimant soi-même comme on aimerait un autre, voire comme on aimerait son propre enfant, sans condition et de façon infiniment bienveillante, selon le psychologue Christophe André.

Ce nouveau mouvement nous invite à « devenir enfin vraiment narcissiques » ! Ouf, nous voilà sauvés ! Narcisse, amoureux de son reflet dans l’eau d’un ruisseau, nous est donné en exemple à suivre…

Faut-il rappeler que dans le mythe de Narcisse, celui-ci est un être profondément malheureux, seul et incapable d’aimer, y compris la nymphe Echo ? Il devient incapable de penser à autre chose qu’à son amour pour lui-même et il se laisse peu-à-peu mourir…

Peut-on imaginer une société humaine ou le maitre-mot serait « chacun pour soi » ? Est-ce le chemin que nous empruntons ? Une société d’irresponsables égotiques, centrés sur eux-mêmes et leurs nombrils ?

Disons, pour résumer, que nous sommes passés en une génération d’une société verticale, pyramidale, à une société horizontale, ce qui représente un fait historique remarquable et durable. Rien n’illustre mieux une organisation pyramidale que la structure de l’Eglise Catholique, prédominante pendant des millénaires. Comme on peut l’observer, elle est ébranlée dans une société horizontale où chacun peut tout remettre en question et qui place l’individu au centre. Nous vivons désormais dans une société qui ne respecte plus l’ordre établi et dans laquelle chacun s’estime en droit de juger de tout. Il n’y a plus de morale universelle, mais chacun construit sa propre morale et sa propre vision du monde, selon des valeurs très personnelles. Nous avons vécu les inconvénients d’une société trop pyramidale et nous commençons à percevoir les vices d’une société trop horizontale…

Le grand défi de l’humanité a toujours été de trouver le juste équilibre entre l’excès de contraintes et le manque de contraintes. En un siècle nous sommes probablement passés d’un excès à l’autre. Le dilemme aujourd’hui consiste à retrouver un plus juste équilibre pour éviter le délitement de notre civilisation… A force de lâcher-prise et de laisser-faire, nous pouvons tomber dans l’abime … Vivons heureux, mais n’oublions jamais que nous sommes responsables de notre vie, de notre société et de l’éducation des jeunes. Aucune société n’a survécu au laxisme éducatif.

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