Pendant longtemps, en Occident, la croissance économique améliorait le niveau de vie des gens et rimait avec prospérité. Mais la société de consommation est dans une impasse et la richesse est de moins en moins un but ! Il convient de redéfinir la prospérité avec de nouveaux paramètres…
Vous connaissez tous cette célèbre formule de Paul Valéry qui a souvent été servie comme sujet de philosophie au baccalauréat : « Le temps du monde fini commence ». Elle est tirée du livre « Regards sur le monde actuel » publié en 1931 et dont je vous recommande la lecture. Cette même phrase fut inscrite en 1937 sur le fronton du Palais de Chaillot à Paris.
Cette phrase, mille fois répétée depuis plus de 90 ans, ne semble pas avoir été entendue et comprise. Nous avons continué d’agir comme si les ressources de la planète étaient illimitées et inépuisables. Nous avons appris depuis longtemps qu’il ne suffit pas de savoir pour agir, c’est une étrange particularité des humains que de courir vers leur perte les yeux grands ouverts, comme le fumeur qui sait tout sur la façon de mourir du cancer du poumon !
L’avoir ou l’être
Nous avons deux sortes de motivations pour nous faire agir : un but extérieur, tel que l’argent, la possession ou le statut social, ou bien un but intérieur, à la fois plus intime mais moins égoïste, plus tourné vers les autres pour une vie plus épanouie, plus harmonieuse et une meilleure estime de soi.
On peut résumer ces deux tendances par ce choix que nous avons de rechercher plus d’avoir ou plus d’être. Dans notre monde occidental contemporain, qui vit sous le régime de la pléthore, les mentalités changent doucement et pour certains la prospérité se situe de moins en moins du côté de l’avoir et de plus en plus du côté de l’être.
Bien entendu le mot prospérité ne résonne pas de la même façon aux oreilles des habitants les plus pauvres de la planète, qui ont des préoccupations existentielles, qui rêvent de manger à leur faim, de vivre dans des logements salubres et dans un environnement en sécurité.
Mais, en Occident, nous commençons à comprendre que consommer toujours plus n’apporte pas un surcroît de bonheur, ni une meilleure qualité de vie, et laisse au contraire une profonde insatisfaction, car il y aura toujours un bien que nous ne possédons pas mais que nous pourrions désirer d’acquérir.
La notion de qualité de vie devient moins quantitative et plus qualitative. Vivre mieux ce n’est pas nécessairement posséder plus mais c’est vivre plus en harmonie, avec les autres, avec soi-même et avec la nature. Nous avons de plus en plus cette recherche d’équilibre entre l’avoir et l’être.
Une société du bien être
Il nous faut imaginer une société dans laquelle la prospérité ne rimerait plus avec croissance économique. La prospérité pourrait être de mieux vivre en harmonie avec les autres et nous serions donc plus riches en innovations et interactions sociales.
Il nous faut sans doute nous éloigner de la conception de l’économie de Milton Friedman selon laquelle le but de l’entreprise consiste essentiellement à faire des profits : « business is business » et rien d’autre. La tendance est désormais de viser un triple but : la satisfaction des clients et des salariés, le respect environnemental et le profit.
Il nous faut redéfinir la notion d’efficacité dans l’entreprise qui ne consiste plus seulement à augmenter les rendements et à baisser les coûts. Nous devons aussi nous demander : quel est le service rendu par le produit ? Pourrait-on obtenir le même service d’une autre façon, plus respectueuse des ressources et de l’environnement ?
C’est ainsi que nous arrivons à l’économie circulaire qui tourne le dos à l’obsolescence programmée, à la destruction créative, et aux produits jetables après usage de l’économie traditionnelle, basée sur l’augmentation du Produit Intérieur Brut. La richesse est alors proportionnelle à la destruction des biens. A chaque fois que vous cassez une vitre ou un plat de porcelaine vous participez à l’augmentation du PIB !
Le PIB est une bonne mesure du business mais ce n’est pas une bonne mesure du bien-être, ni de la prospérité d’une société. Il faudrait y adjoindre des paramètres qui mesurent les inégalités, la dépréciation du capital naturel, le niveau d’éducation et de responsabilité sociétale, par exemple.
Cette société sans croissance, au sens traditionnel du terme, a été esquissée par Tim Jackson dans un livre remarquable intitulé de façon très explicite : « Prosperity without gross ». Il envisage un post-capitalisme, je pense plus juste de prévoir un post-matérialisme afin de réenchanter le monde !…
Le monde est trop petit
Paul Valéry était entouré de 2 milliards de concitoyens répartis dans des milliers de villages sur la planète Terre. Nous sommes désormais 8 milliards d’habitants principalement localisés dans des villes de plus en plus tentaculaires et inhumaines. « Le monde est clos et le désir infini », tel est le titre évocateur du dernier essai de Daniel Cohen.
Dans ce monde clos, les perspectives de désir infini ne sont pas très réjouissantes et il va falloir sérieusement réviser notre façon de vivre. Depuis 2006 nous avons dépassé le « peak oil », c’est-à-dire le moment où la moitié des réserves de combustible de la planète sont épuisées et que la production décline.
Les 2/3 des populations du globe souffriront du manque d’eau, sources de conflits latents. Les experts nous disent que la rareté et la pollution de l’eau représente le troisième problème mondial le plus important, après la démographie et le réchauffement climatique. L’eau pourrait devenir aussi chère que le pétrole ou… le vin !
Nous vivons doublement à crédit et il se peut que la dette écologique que nous contractons soit plus dangereuse pour notre avenir que la dette financière pourtant fort inquiétante. Dès le mois de juillet, chaque année, nous avons consommé l’ensemble des ressources renouvelables disponibles. Ensuite nous puisons dans les stocks !
Dès 2030, on nous dit que 70% de la population mondiale résidera dans d’immenses villes énergivores et hypertrophiées. Rien ne va plus, le monde se rapetisse et asphyxie sous les gaz à effet de serre et prévoit 10 milliards d’habitants à l’horizon 2060. Il serait temps de changer de logiciel et d’envisager la prospérité et la qualité de vie sous un autre angle… « car nous ne disposons pas d’un ailleurs » nous rappelait Paul Valéry… sauf à aller vivre sur la lune !
La barbarisation du monde
Malgré ces alertes, la spéculation bat son plein et la finance semble organiser le désordre final et compromet la promesse de progrès économiques. Les dérives de la finance, déconnectée de l’économie réelle, semblent symboliser la folie d’une époque qui a perdu le sens. Des robots convenablement programmés travaillent jours et nuits pour acheter et vendre, sur les places de marché du monde entier, selon la pratique du flash trading et enrichir une poignée d’initiés.
« Nous sommes partis à une vitesse croissante vers nulle part… il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit à lui-même » écrivait Jacques Ellul. La finance tourne dans le vide et spécule sur la sueur du travailleur du Tiers-monde, sous payé et sous instruit. On peut appeler cela la barbarisation du monde…
Les banques créent de la monnaie à partir de rien et la déverse dans la machinerie financière d’un monde avide. Comme pour l’eau des fleuves, ceux qui sont proches de la source se servent abondamment en priorité, tandis que ceux qui sont en aval se battent pour un filet d’eau…
Dans ce système, les riches sont sans cesse plus riches et les pauvres plus pauvres. Les riches érigent des forteresses législatives, numériques, médiatiques et financières pour se mettre à l’abri de la colère de ce monde clos où l’insécurité grandit.
Nous sommes imprégnés de plus en plus par la certitude que, dans ce monde clos où les ressources sont limitées, la pénurie deviendra la norme. Il faudra se battre pour survivre et les plus forts ou les plus riches prendront les meilleurs morceaux. Des masses humaines considérables seront obligés de se déplacer pour trouver ailleurs ce qui leur manque.
Besoin d’infini
Dans ce monde clos et fini, qui désormais s’installe, devront bientôt vivre 10 milliards d’êtres humains avides de posséder. Cela pourrait ressembler à l’enfer ! Nous n’avons pas le choix et nous devons imaginer une prospérité sans croissance économique, sauf à subir la barbarie des plus puissants.
Il nous faut donc absolument trouver une alternative et entrevoir des perspectives en dehors du monde clos. Les humains ont un besoin d’un infini par où s’échapper afin de fuir l’angoisse matérialiste. Il serait peut-être temps de comprendre que le monde n’est pas que matière car c’est précisément le monde matériel qui est enfermant.
Nous avons à notre disposition une infinité d’infinis que nous pouvons explorer afin de nous élever au-dessus de la matière, l’infini de la transcendance, l’infini de la connaissance, l’infini de l’imaginaire et de la création, l’infini de l’art, l’infini des rêves, l’infini des mondes possibles, l’infini des relations, l’infini de nos talents, l’infini de la beauté, l’infini du monde lui-même.
Ce sont seulement les ressources matérielles de notre petite planète qui sont limitées. Le reste, dans le domaine de l’esprit, de l’énergie et du subtil, est illimité ! Nous devons donc modifier notre regard sur le monde et ne pas le regarder seulement comme un comptable, mais aussi apprécier le qualitatif.
Ce qui compte, c’est notre qualité de vie, c’est le bonheur, c’est le plaisir de vivre. Non pas d’accumuler de l’avoir qui sera toujours limité, mais développer plus d’être qui peut être illimité…
Nous sommes à la croisée des chemins, il nous faut concilier, et non pas opposer, le fini et l’infini, l’avoir et l’être. Ces notions s’entremêlent et se superposent, comme la matière et l’énergie. Nous devons simplement prendre conscience que notre civilisation occidentale contemporaine a trop misé sur le matériel. Dès lors que nous avons l’essentiel, nous devons retrouver un équilibre, une harmonie, pour être plus heureux et moins frustrés… C’est peut-être cela la prospérité ?
Pour positiver : ” L’obscurantisme vert ” d’Yves Roucaute .