La vie est faite de changements et de ruptures. La vie est fluide et mobile. La vie est dynamique et toujours tournée vers le futur. Mais le changement est-il nécessairement un progrès ?
Depuis l’origine des temps, les sociétés humaines se sont profondément modifiées et continuent de le faire avec une plus grande efficacité que jamais ! Ce qui caractérise le plus l’humanité par rapport au monde animal c’est sans doute cette propension aux changements, cette capacité d’innover, de modifier ses habitudes et ses façons de penser.
Le mirage du progrès ?
Elle est déjà loin l’époque où l’on pensait que la divine Providence présidait aux changements dont nous étions l’objet. « Tout s’avance avec une suite réglée » écrivait Bossuet !
Plus tard, les philosophes tentaient d’écrire la « philosophie de l’histoire » et Hegel voyait dans l’histoire de l’humanité un cheminement vers son propre accomplissement, mue par la raison. Il nous semble difficile, aujourd’hui, après les carnages du XXème siècle et les folies du XXIème, de discerner du raisonnable dans l’aventure humaine… Cette constatation permet à la philosophe Karine Safa d’écrire : « Nos sociétés ont décidément de plus en plus de mal à se penser en termes de promesse collective, ce qui contribue à nous désorienter, à nous déboussoler un peu plus… » (1).
Depuis le siècle des Lumières nous vivons avec cette idée, ancrée en nous, que nous sommes sur la voie d’un progrès technique illimité qui ne pourrait apporter à l’humanité que bonheur et prospérité. Mais, depuis l’avènement de ce siècle, nous commençons à prendre conscience que nous courons sans cesse vers un horizon dont les contours s’estompent au fur et à mesure que nous avançons, comme dans un mirage.
Il apparait de plus en plus clairement que le progrès technique n’est qu’un moyen, mais pas une fin en soi. Le progrès pour quoi faire ? Nous sommes en manque de sens. A partir d’un certain point, le progrès devient absurde, du genre « La 5G pour quoi faire ? » comme il était écrit dans un journal. C’est une bonne question. Nous en revenons à l’interrogation de Kant : « Où allons-nous ?».
Il nous manque une finalité, c’est-à-dire un espoir. Il n’y a pas d’avenir sans espoir. Sans espoir, nous restons prisonniers du présent, sans projet, incapables de nous projeter vers l’avenir. « Si nous sommes privés de ce que le passé nous a laissé de meilleur et si l’avenir nous est confisqué, parce qu’il est synonyme d’illusion ou de peur, alors nous nous retrouvons prisonniers d’un présent sans horizon, sans perspective », ajoute Karine Safa. (1)
Les deux faces du progrès
Si Dieu est mort, si nous ne sommes plus capables de transcendance, si nous ne pouvons plus dégager une philosophie de l’histoire, bref, s’il n’y a plus de verticalité, il nous reste que le progrès pour imaginer « le monde d’après ».
Nous venons, avec les excès et les débordements du progrès pour le progrès, d’expérimenter le mythe de Faust. Nous avons voulu dominer le monde et asservir la nature. Comme Faust, nous avons conclu un pacte avec le diable et nous nous sommes enivrés de notre désir de puissance. J’aime bien cette phrase d’Albert Einstein : « Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mis entre les mains d’un psychopathe » !
Mais l’humanité est arrivée à un tournant et elle doit réinventer son avenir. Certes, rien n’est stable et le changement fait partie de la vie, mais nous devons renouer avec une vision humaniste du progrès, technique et scientifique, qui soit à la fois moral et spirituel.
« Quand on sait que, sur 7 milliards d’humains, plus de 5 milliards n’ont pas accès à des conditions de vie décentes… Quand on considère que la nature est une banque dans laquelle on peut puiser à l’infini, on se dit que l’on a mal compris le progrès », conclut Karine Safa (1).
Le progrès, c’est avant tout préserver le monde, épargner les ressources, remettre l’humain au centre du jeu, favoriser le collectif aux dépens de l’individuel. C’est la vision humaniste du progrès qui porte un projet collectif et politique en vue d’un impact positif sur le cours du monde. Le progrès, c’est vivre ensemble, dans son milieu, de façon harmonieuse et équitable.
Pour cela, il faut sans doute réinventer la pensée politique sur d’autres critères que la seule performance économique. Il devient indispensable de se sentir responsable de nos décisions pour aujourd’hui, bien sûr, mais aussi pour les générations futures. Une vision humaniste du progrès revient à s’inscrire dans un temps long, de se projeter dans l’histoire et de se sentir solidaires de l’environnement humain, animal et végétal.
Autrement dit, repenser le progrès sur de nouvelles bases, c’est de nouveau avoir foi en l’humanité et en son avenir, c’est prendre conscience de notre responsabilité. La vie est faite de crises, de ruptures et de rebonds permanents. Les années de crises à répétition que nous vivons illustrent ces changements auxquels nous devons nous adapter et que nous pouvons aussi orienter.
C’est l’occasion d’abandonner à la fois nos peurs et nos certitudes, de repenser notre place dans le monde, de repenser sans a priori notre destin individuel et collectif. « Ce n’est pas le doute qui rend fou, c’est la certitude » écrivait Nietzsche dans Ecce Homo. La vie est ouverte, pleine d’incertitudes. Il va nous falloir abandonner aussi cette idée de progrès associé à plus de contrôle.
L’avenir est ouvert
Le progrès, c’est plus de possibilités et non pas plus de contrôle ! Le contrôle qui cherche la perfection et la précision scientifique, inhibe, arrête la vie, refuse le risque, le changement et l’innovation. La vie doit être un jeu dans lequel on prend plaisir. Le progrès technique qui voudrait tout prévoir, tout contrôler et tout planifier, est un progrès illusoire et trompeur.
Au contraire, le progrès nouveau est source de créativité et non pas de certitude. Dans le célèbre tableau d’Urbino, La cité idéale, le monde est figé dans la perfection, pour l’éternité. C’est l’image que nous avions du monde il y a encore quelques années …
L’homme lui-même est une œuvre inachevée, en perpétuel devenir. C’est le contraire de l’image de l’homme, machine productive, qui ne pense qu’en termes techniques et se définit selon ses données numériques.
Il ne convient donc pas de refuser le progrès, a priori, la technologie nous ouvre des perspectives incroyables et la liste est longue des innovations qui se préparent dans les centres de recherche : les voitures autonomes, les batteries du futur, les énergies renouvelables, la robotique, l’impression 3D industrielle, les matériaux écologiques biodégradables, la blockchain et les cryptomonnaies, la télésanté, l’édition génique, le séquençage génétique, l’intelligence artificielle…
Selon Ray Kurzweil, chercheur au MIT et directeur de l’ingénierie chez Google, « les 10 années à venir seront équivalentes, en termes de bouleversements technologiques, aux 2000 ans qui viennent de s’écouler ». Cette phrase choc est sans doute un peu excessive, mais elle donne le ton : les progrès technologiques progressent à une vitesse exponentielle !
Il ne s’agit donc pas de refuser le progrès technique, mais de prendre conscience qu’il doit s’accompagner d’une réflexion sur l’homme, ses dimensions subtiles, affectives, psychiques et spirituelles. Ses besoins fondamentaux ne sont pas que matériels et le progrès n’est pas une fin en soi, il doit être au service de l’humain.
Repenser le progrès, c’est mettre l’imagination au pouvoir, c’est ouvrir grand le champ des possibles et c’est ne pas enfermer l’homme dans une définition étroite et matérielle. L’humain est plus complexe que la seule biologie et le progrès de l’humanité implique que toutes ses composantes fonctionnent et se développent en harmonie.
(1) Karine Safa:”Pourquoi la Renaissance peut sauver le monde“- Plon 2022