Nous sommes allés à la messe du jour de Noël en la Basilique San Marco de Venise, un haut lieu du rayonnement de Venise, hier et aujourd’hui. Entre les homélies en italien et en latin, j’ai eu le loisir de méditer sur la puissance et la gloire.
De nombreuses cathédrales qui parsèment l’Europe attestent de ce que fut la puissance de l’Église catholique, puissance spirituelle certes, mais aussi puissance économique et politique. La basilique Saint Pierre à Rome nous écrase par sa majesté et sa beauté, au point qu’elle nous ramène à notre humble condition de pécheur, face à la puissance du divin.
A San Marco, on est ébloui par la richesse des décors, l’éclat des voutes byzantines recouvertes de mosaïques sur fond d’or, et par l’abondance des colonnes antiques de marbre, porphyre, jaspe, serpentine et albâtre. On dit que, au XIème siècle, la République de Venise disposait de fonds pour lui permettre de faire la guerre, mais le doge décida de les utiliser pour la reconstruction de la basilique. Ce fait témoigne bien que cette nouvelle et somptueuse église, bâtie sur le modèle des plus belles églises de Constantinople, devait soutenir et servir la puissance de Venise.
20 siècles d’histoire de l’Occident
Le jour de Noël commémore, parmi les chrétiens, la naissance de Jésus, il y a plus de deux mille ans, dans une humble étable. C’est sans doute le jour le plus important de la liturgie, puisqu’il débouche sur un immense espoir pour l’humanité, pauvre et meurtrie par la vie.
La force de ce symbole de renouveau, au départ très modeste, a été si puissante qu’il a non seulement traversé les siècles mais qu’il a été considérablement magnifié par ceux qui l’ont porté jusqu’à nous. La chrétienté, qui domina le monde occidental pendant des siècles, fut bâtie sur la naissance de cet enfant et sur sa mort dans d’horribles conditions 33 ans plus tard.
Les faits et gestes de ce personnage hors du commun auraient pu rester consignés dans les livres d’histoire et servir de modèle symbolique pour illustrer l’ingratitude et la méchanceté de l’humanité. Il se trouve que cette histoire remarquable a été portée et embellie par les premiers témoins qui la couchèrent sur des parchemins. Puis, elle fut relayée ensuite par ceux qui en avaient simplement entendu parler, mais en parlèrent comme s’ils avaient été là…
On peut facilement imaginer que certains esprits rebelles, qui supportaient mal la suprématie et la toute-puissance de la hiérarchie juive de Jérusalem, à commencer par Jésus lui-même, puis par Saint Paul, se sont servi de l’histoire de Jésus pour embarrasser les rabbins. Très vite le message de Jésus fut interprété, codifié et illustré. Il y eut une version officielle portée par le génie de Saint Paul.
La machine était lancée ! L’histoire de Jésus fut suffisamment convaincante aux yeux d’un certain nombre pour que s’accroisse la masse des fidèles, émus par une vision plus moderne, plus ouverte et moins culpabilisatrice que la religion juive. Le mouvement s’est hiérarchisé et les premiers dogmes furent édictés afin de canaliser ce bouillonnement de foi et d’imagination.
Les premiers chrétiens eurent tout de suite, sur les traces de Saint Paul, une vision universelle du message qu’ils voulaient porter chez les autres peuples. Je suis admiratif de la vitesse relative à laquelle ce message de rédemption essaima au Moyen- Orient, et même à Rome. Il n’y avait ni journaux, ni réseaux sociaux pour le faire connaitre et le disséminer. On peut s’étonner, aujourd’hui, que la seule force de ce message d’espérance ait suffi pour emporter l’enthousiasme des foules !
Certes, les premiers chrétiens furent persécutés à Rome mais, malgré tout ils se multiplièrent jusqu’à ce que l’Empereur Constantin lui-même adhère au christianisme. Ce fut le début d’une très longue histoire de puissance et de gloire pour l’Église catholique qui se répandit comme une trainée de poudre dans tout l’Empire, en Europe, au Moyen-Orient, et en Afrique du Nord.
Par sa richesse, par sa puissance et aussi grâce à sa remarquable organisation pyramidale et transnationale, l’Église catholique régnait non seulement sur les âmes, mais surtout sur les corps. Elle faisait et défaisait les rois et les empereurs, elle décidait de la paix et de la guerre, rien ne se faisait sans son accord.
Partout dans le monde occidental, les églises, les cathédrales et les basiliques, témoignent de ce que fut la puissance et la gloire de l’Église catholique, dans les villages les plus humbles et dans les cités les plus prestigieuses.
Noël à San Marco
Ce jour de Noël, nous sommes assis en famille, dans la nef de la basilique San Marco et je médite sur ce qu’est devenue cette formidable success-story qui se confond avec l’histoire de l’Occident. J’admire la beauté du lieu et j’observe autour de moi les fidèles qui ne semblent pas plus recueillis que moi !
Les humains sont ainsi faits qu’ils recherchent la puissance et la gloire qui s’exercent pleinement grâce aux fastes de l’or et du lustre. La basilique San Marco elle-même, et son décor somptueux, répondent parfaitement à ces critères. Mais ce qui m’intéresse d’observer, c’est l’ambiance présente.
Le prêtre et les officiants, dignes, nobles et vêtus de chasubles brodés d’or, mais aussi les chants et l’orgue qui les accompagnent, sont en accord avec la magnificence du lieu. Rien ne semble avoir changé depuis mille ans ! Les encensoirs en Argent, l’ostensoir en or, les gestes, les génuflexions et les signes de croix, tout parait immuable, inaltérable et c’est rassurant !
Rien n’a changé, en apparence, depuis les messes de mon enfance. Autour, tout a changé, le monde fut cent fois chamboulé, les diverses institutions furent réformées, les révolutions ont renversé les tabous, les modes ont mille fois tout balayé, mais les fidèles sont encore là, à la messe de Noël, pour célébrer la naissance d’un enfant.
La célébration de la messe reste identique, les rites traditionnels sont respectés, mais ce qui a beaucoup changé, ce sont les mentalités. Il manque la ferveur, il manque la foi… Nous sommes nombreux à cette messe de Noël qui nous rattache à une tradition et qui nous ramène à notre enfance. Beaucoup sont là plus par fidélité que par conviction. Je fais aussi partie de ceux qui ont besoin, de temps en temps, de se souvenir qu’ils ont hérité d’une culture marquée par le christianisme. Je suis sans doute poussé par un besoin d’appartenance, de me sentir relié à une tradition millénaire.
Autour de moi, je ne ressens pas beaucoup de recueillement, la messe semble avoir perdu son caractère sacré. La symbolique du père Noël, aujourd’hui marqueur de notre société d’opulence, a supplanté le souvenir de la naissance de Jésus et de son message d’espérance. Nous sommes tous ici pour nous raccrocher désespérément à une religion qui nous a portés et nourris mais qui ne nous émeut plus. Nous pensons à nos aïeux qui avaient souvent une foi sincère et vivante et nous en gardons une nostalgie, comme lorsque l’on retourne sur les lieux de notre enfance.
Voilà, finalement, ce que représente pour moi cette messe de Noël : un moment de nostalgie qui me porte à une époque où tout cela avait un sens profond. Il reste le faste et le décor, mais la cérémonie semble vidée de son sens. Nous assistons à la fin d’un monde, nous ne croyons plus ni au père Noël, ni au Sauveur du monde, et nous en sommes tristes. Nous ressentons cependant la nécessité de croire en quelque chose de plus grand que nous.
Malgré tous nos efforts désespérés, nous sommes orphelins de Dieu. J’accompli les gestes du croyant, plus par fidélité que par conviction intime. Et j’ai la conviction que la majorité de ceux qui m’entourent procèdent de même. Ils viennent de tous les horizons pour partager un moment de recueillement au sein de cette Église universelle et ils mesurent combien ils se sont éloignés. Je ressens comme un vide existentiel, un manque, une déception…
Nous avons besoin de magie, comme les enfants qui croient au Père Noël ! Nous avons besoin de merveilleux et de miracles. Nous avons besoin d’imaginer un paradis, un monde beau, bon et juste. Mais, la puissance et la gloire de la science, et de sa logique rationnelle, a succédé à celle de l’Église et a vidé notre imaginaire de son merveilleux. Nous devons supprimer nos références religieuses et effacer de nos mémoires vingt siècles d’histoire de l’Occident. Nous nous retrouvons tout nus et vulnérables dans un monde froid et hostile.
Notre société est en deuil, notre flamme semble éteinte. La messe de Noël est sans joie, à l’image de notre société nostalgique et désabusée, imprégnée d’une certaine tristesse. Nous nous accrochons aux décors, aux apparences, aux souvenirs, aux vestiges de la puissance et de la gloire, comme dans un musée. Mais, on ne bâtit pas le futur sur la nostalgie… Il va nous falloir trouver d’autres raisons de vivre et d’espérer. L’amour du sport, la fascination pour la technologie, la rage de consommer, l’intégrisme laïc ou le paradis artificiel par la drogue, suffiront-il pour soulager nos âmes tourmentées ?