969 – ELOGE DE L’IRRATIONNEL

En regardant vivre les humains, on se désole souvent de leurs incohérences et de leurs manques de logique ou de bon sens. Nous sommes des êtres profondément irrationnels, ce qui bien souvent complique nos vies. Mais, on peut se demander si notre vie ne deviendrait pas profondément ennuyeuse et plate, si nous agissions tous de façon exclusivement rationnelle ?

Je suis toujours surpris du fossé conceptuel qui nous anime et de notre étrange dualité. Nous sommes capables de faire preuve d’un esprit logique et rationnel extrêmement performant et aiguisé lorsque nous agissons sur la matière mais, dans le même temps, notre esprit peut être agité par des délires invraisemblables et nous pouvons agir de façon totalement irrationnelle dans le domaine des relation humaines, y compris à l’encontre de nos intérêts.

D’un côté, un bon sens pratique et une logique implacable, pour inventer et réaliser mais, de l’autre, des élucubrations et des choix de vie totalement aberrants et contre-productifs dans le domaine des idées et des sentiments. C’est comme si les humains marchaient à cloche-pied, à la fois très intelligents et complètement stupides !

Les deux faces de l’histoire

Nous pouvons envisager et décrire l’histoire de l’humanité avec deux visions diamétralement opposées. Je peux la décrire comme une longue marche triomphale vers le progrès, depuis l’homo sapiens vêtu de peaux de bêtes jusqu’à l’homo economicus moderne qui commande sa pizza sur internet.

En regardant les choses globalement, nous sommes émerveillés de constater cette somme d’intelligence inventive et rationnelle. Cette marche en avant se fit certes par sauts qualitatifs, mais chaque nouvelle invention semble préparer la suivante dans une logique implacable. C’est comme si les humains avaient tourné les pages d’un livre et découvert, à chaque page, la recette pour la prochaine découverte. Tout semblait écrit d’avance…

C’est ainsi que, d’étape en étape, l’humanité a acquis une somme de connaissances techniques considérable au point que nous nous prenons souvent pour Dieu. Mais le plus extraordinaire, c’est que cette connaissance est à notre disposition immédiate, où que nous soyons sur terre et qui que nous soyons, à une portée de clic sur notre ordinateur. J’en conclus immédiatement que l’Homme est génial et qu’il est sur le point de tout connaitre du monde qui l’entoure.

Mais, de façon très étrange, je peux aussi observer et décrire une toute autre histoire de l’humanité, beaucoup moins reluisante et même franchement catastrophique, voire minable ! La somme de nos comportements aberrants, individuellement et collectivement est affligeante. Je peux commencer par décrire les innombrables guerres qui ont tout détruit de nos si belles réalisations techniques, je peux rappeler les diverses atrocités, les exterminations, nos comportements autodestructeurs et nos décisions contraires au bon sens.

C’est le même homme qui maitrise la technique avec une grande habileté, qui a compris les lois universelles de la mécanique et de la biologie, mais qui est assez stupide pour croire qu’il peut changer de sexe comme on change de chemise ou qui dilapide sa vie en abusant consciemment d’alcool ou de drogue. Il est à la fois le maitre de l’univers et l’esclave de ses pulsions, de ses idéologies ou de ses rêves.

Les biais mentaux

Pour comprendre cette dualité et nos deux facettes diamétralement opposées, apparemment irréconciliables, il faut nous pencher sur les mécanismes qui brouillent notre intelligence pour nous mener à la confusion mentale et souvent au bord de la folie.

Dès que nous quittons de domaine du concret et du matériel, et que nous abordons le domaine plus mouvant des comportements, des relations humaines, des idéologies et des croyances, nous semblons être perdus dans un univers magique qui nous fait perdre la tête, comme en état d’ivresse.

Nous sommes tout d’abord soumis à des biais mentaux étranges qui nous font prendre des vessies pour des lanternes. C’est ainsi que nous confondons facilement, et de façon puérile, l’effet et la cause de cet effet. Dans le domaine de la santé, par exemple, nous confondons le symptôme et la cause des maladies. C’est ainsi que nous traitons la maladie en cherchant exclusivement à supprimer son symptôme, sans presque jamais agir sur les causes. D’ailleurs, dans un autre biais mental nous appelons « prévention » ce qui est du dépistage, c’est-à-dire, qui consiste non pas à éviter d’être malade mais à détecter une maladie existante ! Nous sommes souvent piégés par le langage…

De son côté, la mode vestimentaire, comportementale ou idéologique est souvent tyrannique au point de nous amener à des attitudes qui vont à l’encontre du bon sens, nous font souffrir ou nous font œuvrer contre nos intérêts. Par un curieux mécanisme, nous devenons prisonniers de la pensée dominante et nous perdons tout regard critique et toute pensée rationnelle ou logique.

Cependant, les plus grands biais mentaux sont provoqués par nos émotions et nos sentiments, totalement irrationnels par définition. Nous sommes en permanence traversés par des pulsions, des élans ou des dégoûts disparates qui nous poussent à agir de façon irrationnelle. Notre cupidité, nos jalousies, nos envies, nos colères, nos frustrations, nos rêves et nos peurs nous font perdre la tête et sont à l’origine des plus grandes catastrophes pour nous même ou pour la société. C’est la face sombre de l’histoire de l’humanité !

Lorsque l’on considère la diversité des croyances religieuses, politiques ou idéologiques, depuis la nuit des temps jusqu’à notre époque contemporaine, nous sommes au cœur de l’irrationnel. Ces croyances, irrationnelles par nature, génèrent des décisions irrationnelles qui sont à l’origine des pires massacres et des pires perversions dont l’humanité s’est rendue coupable à de multiples reprises.

Faut-il rêver d’un monde rationnel ?

Après les énumérations qui précèdent, nous pourrions légitimement rêver d’un monde régi par notre logique rationnelle car nous en sommes tout à fait capables dans une partie de nos activités, comme nous avons vu en première partie.

Tout serait plus simple et fluide, nos actions seraient efficaces car elles dépendraient d’une logique irréfutable, acceptée et partagée par tous. Les sociétés seraient harmonieuses et nous aurions des rapports humains agréables et profitables pour tous. Nos émotions et nos sentiments seraient canalisés et transcendés dans la joie et la paix.

Ce monde idéal permettrait d’installer une démocratie apaisée dans laquelle chacun pourrait s’exprimer mais accepterait de se ranger à l’avis d’une majorité pleine de bon sens. Nous pouvons même anticiper que dans une telle société, où le bon sens et la logique rationnelle guideraient nos pas, nous arriverions tous aux mêmes conclusions de façon naturelle, évitant ainsi les querelles inutiles et même les révolutions destructrices.

Mais on peut se demander si nous serions heureux dans ce monde lisse, sans aspérité, et quelque peu aseptisé, fonctionnant comme une machine bien huilée dont la mécanique ingénieuse ne laisserait rien au hasard. Nous serions gouvernés, contrôlés et guidés par des ingénieurs spécialisés dans la mécanique des sociétés.

Sur le plan personnel, nos difficultés éventuelles et les aléas inhérents à la vie seraient aussi réglés par des techniciens conseils qui interviendraient dans nos vies avec cette logique rationnelle irréfutable d’une grande efficacité. Nous serions donc une machine biologique, débarrassée de nos états d’âme et de nos émotions perturbatrices, et animée par le seul désir de l’efficacité.

L’avantage déterminant de cette suprématie du rationnel et de l’absence de l’irrationnel résiderait dans la facilité de prévoir un avenir, en quelque sorte prédéterminé. Ayant une connaissance précise et complète des causes, nous pourrions en déduire les effets à attendre, comme pour une mécanique.

En fait, on peut craindre que ce monde idéal devienne vite une dictature dans laquelle nous pourrions nous ennuyer profondément. Un monde plat, rectiligne où les choses seraient carrées, en ordre. La planification urbaine ferait que les villes ressembleraient à Brasilia et les logements seraient conformes aux « machines de vie » imaginées par Le Corbusier, et où, dans un cas comme dans l’autre, personne n’a envie de vivre.

La logique étant implacable, et la même pour tout le monde, nous serions d’accord entre nous et nous serions aliénés à un discours dominant, irréfutable. Deux et deux font quatre, il n’y a pas à y revenir ! Notre degré de liberté serait celui d’une machine bien huilée qui fonctionne sans à-coup.

Étant débarrassés de nos pulsions, de notre imaginaire et de nos goûts individuels, notre société serait plus uniforme, sans inventivité. Nous serions sans doute dans un état statique, figé, non évolutif, comme peut l’être une machine. J’en arrive à la conclusion qu’en absence d’émotions et de sentiments, l’humanité n’aurait pas évolué. C’est le désordre, le déséquilibre, la dysharmonie, la dissymétrie et l’incertitude qui stimulent l’imaginaire et génèrent la créativité. Une machine n’évolue pas, précisément parce qu’elle ne peut suivre qu’un processus logique et rationnel.

C’est donc la fantaisie la plus irrationnelle qui crée le sel de la vie et qui nous rend inventifs. L’irrationnel rend la vie difficile et c’est pour cela qu’elle vaut la peine d’être vécue. Elle est riche d’incertitudes, elle est chaotique, elle est imprévisible, et c’est ce qui fait sa beauté. C’est pourquoi nous devons être conscients de nos émotions, de nos sentiments et de nos rêves, non pas pour les réprimer mais pour s’en servir, sans qu’ils nous dominent, car ils sont la source de notre créativité.

On peut dire, en résumé, que le monde logique fonctionne sur le mode rationnel et déductif, avec des contrôles selon une hiérarchie top-down. Au contraire, l’approche irrationnelle est intuitive et procède par tâtonnements et bricolages, selon la méthode pragmatique essai-erreur, de type bottom-up.

Il est intéressant de noter que si l’Intelligence Artificielle est sur le point de dépasser les humains dans le domaine de l’accumulation des connaissances et de la vitesse de calcul logique, elle manquera toujours de la fantaisie suffisante pour s’échapper de son carcan rationnel, pour créer ou innover.

L’humanité jouit d’un privilège extraordinaire, elle peut mettre son esprit logique et rationnel au service de son irrationnel. Cette dualité est féconde. Toute tentative de juguler ou de nier notre dimension irrationnelle, dans une société purement matérialiste, est une aliénation, c’est-à-dire une déshumanisation. Cela reviendrait à nous ramener à notre part animale. C’est aussi la limite de l’intelligence artificielle, qui peut encore nous étonner dans ses capacités logiques et rationnelles, mais qui ne sera toujours qu’une machine, dénuée d’irrationnel, et donc non évolutive…

 

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