975 – REVOLTE DES ESCLAVES

Les mouvements de type insurrectionnels, qui agitent en ce moment la France, me font penser aux nombreuses révoltes des esclaves qui ont parsemé l’histoire gréco-romaine. Si on regarde attentivement les faits, cette analogie n’est pas excessive…

Une élite, jadis aristocratique et aujourd’hui technico-financière, assoit son prestige, ses privilèges et sa richesse sur le travail d’une masse indifférenciée de travailleurs peu ou pas rémunérés.

Ce qui réunit l’esclave antique et le prolétaire moderne, c’est que ni l’un ni l’autre ne peut échapper à son destin, assujetti à un maître ou à un patron qui le nourrit et le soigne. Certes, le salarié moderne est libre en droit mais, dans la pratique, il est souvent si dépendant de son travail que sa liberté est une illusion. Comme l’esclave il peut seulement changer de maître…

Un nouveau prolétariat

Jusqu’à la fin du XXème siècle, les salariés avaient à leur disposition une palette de possibilités d’émancipation. Ils avaient la perspective d’un plan de carrière, d’une évolution salariale attractive et aussi de pouvoir devenir indépendants.

En Europe, avec l’effondrement des classes moyennes, il s’est créé aujourd’hui un nouveau prolétariat, dont le nombre a grossi considérablement depuis 20 ans, peu qualifié, et très peu rémunéré. Il est différent du prolétariat du XIXème siècle en ce sens qu’il jouit de nombreux temps libres et qu’il peut faire éduquer ses enfants.

L’absence de perspectives, et le manque d’attrait du travail, caractérisent le prolétariat. Nous assistons aujourd’hui à la montée en puissance de très grosses entreprises et à la disparition des artisans. De son côté, le petit commerce périclite au profit de l’e-commerce. Les professions indépendantes ont été laminées par règlementations, des charges et des impôts excessifs. Par ailleurs, les agriculteurs ont été écrasés par la pression de la grande distribution…

 En contrepartie, de très nombreux petits boulots peu attractifs ont proliféré et ils constituent le vivier du prolétariat moderne. Les plateformes de l’e-commerce occupent des dizaines de milliers de travailleurs peu qualifiés, les livraisons à domicile, les conducteurs de camions, l’aide aux personnes âgées qui sont de plus en plus nombreuses, le personnel hospitalier non médical, la construction, les multiples emplois dans la restauration, sans compter la prolifération des emplois de bureau dans l’administration, etc…

Même les métiers qui, jadis, étaient attractifs et considérés semblent avoir perdu leur attrait et sont très mal rémunérés. C’est le cas des enseignants du primaire, des infirmières et des carrières administratives.

Par ailleurs, le délitement des mœurs, la cancel culture et l’effondrement des valeurs traditionnelles de référence, ont désorienté la classe moyenne qui avait été éduquée sur le respect du travail bien fait et de la tradition.

C’est dans cette ambiance de déconsidération que s’est développé un certain mépris du travail parmi les jeunes générations. Même les jeunes diplômés ne considèrent plus le travail comme un moyen d’émancipation et d’enrichissement personnel, mais comme une contrainte obligée, voire un asservissement. Ils rêvent plus d’années sabbatiques que de plan de carrière !

La convergence des colères

La France semble avoir depuis longtemps le privilège d’être un précurseur en ce qui concerne les mouvements sociaux plus ou moins violents. Il y a quelques années, le mouvement des « gilets jaunes » était le signe annonciateur d’un malaise profond de la classe moyenne, en cours de disqualification.

Le mouvement avait démarré suite à une augmentation de 10 ou 20 centimes du litre d’essence, prétexte futile qui traduit un déplacement des causes profondes. Ce prétexte du mouvement en dit long sur le ressentiment profond d’une immense classe sociale qui se sent exclue et déconsidérée.

De la même façon, le mouvement insurrectionnel actuel est soi-disant dirigé contre la réforme des retraites qui apparait pourtant indispensable à toute personne sensée. Il s’agit donc d’un déplacement, d’un prétexte pour exprimer son mal-être. Sous la pression d’une inflation menaçante, la classe moyenne mesure un peu plus sa précarité, et la réforme des retraites, qui exige de travailler plus longtemps, était une cible privilégiée dans un contexte de mépris grandissant du travail.

D’une façon générale, l’Europe et la France en particulier commencent à récolter les fruits amers d’une politique économique et industrielle calamiteuse, menée par de nombreux gouvernements dans le passé. Les emplois nobles, techniques, industriels et de recherche se sont raréfiés au fur et à mesure que les industries migraient vers l’étranger au profit des plateformes d’e-commerce qui fleurissent un peu partout.

Depuis 20 ans la France vit au-dessus de ses moyens grâce à l’endettement qui est devenu massif (3000 milliards). L’augmentation des taux d’intérêt constitue le nœud coulant qui va nous étrangler. Ceci n’empêche pas les gouvernements d’être inconséquents et de signer des chèques en blanc à l’Ukraine et d’y envoyer gratuitement des armes. L’Europe a été jusqu’à se saborder volontairement en laissant saboter les pipe-lines qui lui livraient un gaz bon marché ! Les exportations européennes vers la Russie ont été volontairement stoppées…

C’est un suicide collectif devant lequel le peuple semble incapable de réagir, tétanisé, tellement les gouvernements européens sont incohérents. Il se révolte sur un autre sujet, sur une cible plus facile à définir. Mais, en fin de compte, il se révolte contre la folie de ceux qui nous gouvernent et nous mènent à la ruine. Cette convergences des colères traduit un manque d’espoir.

J’ai vécu la révolte étudiante de 1968 qui s’est traduite par un début d’insurrection des syndicats et des forces de gauche. Mais au début, les étudiants manifestaient parce que, dans les campus, les garçons voulaient pouvoir accéder aux chambres des filles ! C’était difficile de faire la révolution pour ce motif et il a donc fallu trouver des prétextes et déplacer le problème en élargissant les revendications. A la fin du compte, le gouvernement augmenta les salaires des travailleurs et les filles et les garçons purent coucher ensemble. Pour le reste, la vie continua comme avant…

Des citoyens de seconde zone

Nous assistons à la révolte des sans-grades, des travailleurs précaires, des métiers dévalorisés et sans perspectives, des citoyens de secondes zones, des laissés-pour compte de la mondialisation, des immigrés méprisés et exploités. Une situation qui porte en elle les germes de la violence.

Ce sont les nouveaux esclaves modernes qui me font penser aux esclaves de l’époque gréco-romaine. Ils constituaient la force dominante à Athènes à partir du Vème siècle av. J.C. Plus tard, à Rome, on assista à « un afflux d’esclaves sans précédent : des centaines de milliers, et assurément des millions entre le deuxième et le premier siècle, si l’on pense aux 150.000 Epirotes transportés à Rome en 167 Av. J.C. ou au million de Gaulois qui, selon Appien et Plutarque, auraient été capturés par César au cours de ses expéditions : une réserve presque illimitée de force de travail, facilement transportable d’un bout à l’autre de la Méditerranée » affirme l’historien Aldo Schiavone dans son livre remarquable « L’histoire brisée ».

Les révoltes furent nombreuses, dont celle de 135 en Sicile pendant que les romains étaient engagés en Espagne. « Jamais on n’avait vu une révolte d’esclaves de cette ampleur… l’ile entière risquait de tomber aux mains des mutins » commente Diodore. Les rebelles, en majorité Syriens, conquirent des villes, se donnèrent un roi, Eunus, battirent monnaie, constituèrent une armée qui, toujours selon Diodore, parvint à réunir 200.000 hommes et réussirent à s’adjoindre une partie de la population libre parmi la plus marginalisée.

Aujourd’hui, l’élite qui gouverne ne remet jamais en cause les vagues migratoires successives qui viennent gonfler les cohortes d’esclaves modernes, exploités, désemparés, déracinés, et qui concurrencent les citoyens locaux sur le marché du travail des petits boulots.

Elle ne remet pas en cause la position de la France sur la guerre en Ukraine, qui ne nous concerne pas, mais qui participe à notre appauvrissement. De la même façon, les media ou les politiciens n’ont jamais contesté les mensonges du gouvernement lors de l’épidémie du covid à propos de son danger réel, des moyens de se soigner, de l’efficacité supposée du vaccin et de sa tolérance. On peut dire que, du début à la fin, ce fut deux ans de mensonges continuels.

L’élite politico-médiatique a perdu la confiance de la partie du peuple la moins qualifiée et sous-payée, de la même façon que l’élite romaine perdit celle de ses millions d’esclaves. Aujourd’hui comme jadis, le travail manuel est déconsidéré, méprisé et donc mal rémunéré. Aldo Schiavone insiste sur « le refus de la part des couches dominantes gréco-romaines, et de leur culture, de tout ce qui touchait aux bases matérielles de la vie, aussi bien individuelle que collective ». Le citoyen romain, comme le diplômé d’aujourd’hui, refusait de se salir les mains !

Heurtée de plein fouet par l’irruption de la technologie et des robots, susceptibles désormais de prendre ses postes de travail, cette classe moyenne a pris conscience de son déclassement et de sa dévalorisation, comme du temps de la révolution industrielle.

De la révolte à la révolution ?

De profondes inégalités ont, depuis toujours, été au cœur des sociétés. Mais ce qui est intolérable, ce n’est pas tant l’inégalité que la morgue ou le mépris des nantis. A chaque fois, le mépris est à la source de la révolte.

Aldo Schiavone précise que ce n’était pas le principe de l’esclavage qui était contesté, il ne le fut jamais à cette époque, mais les esclaves accusaient leurs maitres de despotisme aveugle, d’arrogance et de mépris. Ce sont ces deux derniers qualificatifs qui sont reprochés aujourd’hui à Emmanuel Macron. Il suffisait, il y a quelques semaines encore, d’écouter les commentaires médiatiques ou politiques pour comprendre le fossé qui existe entre le peuple et une élite qui a accaparé tous les leviers de commande.

On peut faire le rapprochement avec les premières révoltes de 1789, en France, quand le Tiers-état s’est senti méprisé par une aristocratie dédaigneuse du travail manuel, pourtant essentiel à la société. « Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies » écrivait George Orwell dans 1984. Il ajoute plus loin : « Peut-être revenez-vous à votre ancienne idée que les prolétaires ou les esclaves se soulèveront et nous renverseront ? Otez-vous cela de l’esprit. Ils sont aussi impuissants que des animaux ».

Les révoltes ne se transforment pas toutes en révolution, car elles se trouvent confrontées, à un moment ou à un autre, à la peur et au conformisme petit-bourgeois qui ne veut rien perdre de ses acquis et de son petit confort.

Mais, une foule est malléable, versatile, et éminemment émotive. C’est pourquoi elle est toujours imprévisible. Elle peut s’assoupir comme elle peut rugir et mordre. Quand une révolte se transforme en révolution, il faut tout d’abord un noyau dur, déterminé, qui n’est pas nécessairement politisé, et qui ne sait même pas pour quelle cause il combat. Il cherche la bagarre, il est anarchique par essence. L’anarchiste s’apparente au sadomasochiste, au desperados, qui veulent détruire par amour du chaos. Si l’autorité se montre hésitante et manque de fermeté, le mouvement peut s’étendre à l’ensemble de la masse populaire.

Nous assistons donc aux derniers soubresauts d’une classe moyenne devenue une simple variable d’ajustement sur le marché du travail, menacée d’un côté par les immigrés à bas coût et, de l’autre, par les robots plus performants qu’elle…

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