Dans notre monde moderne, trois questions philosophiques fondamentales nous obsèdent : La vie a-t-elle un sens ? Que signifie être l’auteur de sa vie ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Il revient à chacun de répondre à ces questions, mais la nécessité d’y répondre est commune à tous.
Pour Max Weber, le sociologue qui vécut la transition entre le XIXème et le XXème siècle, l’essence de la modernité est le « désenchantement du monde », c’est-à-dire que nous avons perdu nos illusions d’un monde créé pour nous satisfaire et d’un Dieu qui veille à notre destinée. La grande conquête de la révolution scientifique eut comme conséquence de nous laisser seuls et nus dans un Univers désormais indifférent.
La grande question à laquelle a cherché à répondre la philosophie existentialiste, de Kierkegaard à Jean-Paul Sartre, nous donne le vertige comme si nous étions face au vide : comment pouvons-nous faire l’expérience du sens dans un Univers qui est fondamentalement indifférent à nous ? Que sommes-nous donc venus faire sur cette terre si notre vie n’a pas plus de sens que celle d’une fourmi ou que ce pot de géranium en face de moi ?
L’Univers est désormais vide, Dieu est mort, plus rien n’est sacré, sauf le veau d’or. Le sacré était chargé de symboles, de croyances et de tabous. Tout fut balayé par le rationalisme froid, efficace et implacable, mais qui ne suffit pas à nourrir notre imaginaire et notre besoin de magie.
Les limites de la liberté
Le mot liberté fleurit dans tous nos beaux discours qui, trop souvent, nous laissent croire que tout est permis et que la vie n’a pas de limite suivant les slogans à la mode : « You can do it !», What else ? ou « Just do it !». Il suffit de vouloir et le succès est au bout…
Dans notre évolution personnelle, la première prise de conscience que nous devons faire consiste à accepter les limites étroites de notre liberté et le fait que nous sommes souvent en liberté surveillée. Même si, d’une certaine manière, nous façonnons notre vie, nous ne choisissons pas les matériaux de base.
Nous ne nous engendrons pas nous-mêmes. Notre existence est le fruit d’un rapport sexuel entre un homme et une femme que nous n’avons pas choisi comme parents. Notre esprit est la résultante d’une multiplicité d’influences, dont nous ne maitrisons aucune. Notre héritage génétique forme la base biologique de tout ce que nous penserons, sentirons et éprouverons tout au long de note vie. Notre perspective sur le monde est modelée par la langue qui sera à la base de notre pensée, par la culture qui détermine notre regard sur la vie, et par la classe sociale dans laquelle nous sommes nés. Notre caractère est modelé de façon indélébile par l’impact de la personnalité de nos parents et de nos éducateurs.
« Lorsque notre conscience personnelle commence à s’élaborer, les paramètres fondamentaux de notre vie sont en place ; nous ont été distribué des cartes qui ne peuvent plus être changées. C’est là que commence le drame de l’individualité » ajoute le psychosociologue Carlo Strenger dans son livre remarquable, dont je vous recommande la lecture si vous voulez approfondir le thème du sens de la vie : « La peur de l’insignifiance rend fou ».
Il poursuit : « La structure métaphysique essentielle de notre existence est donc que nous n’avons décidé aucun de ses paramètres les plus originels ».
Le tragique de la vie
Mais le drame de notre existence survient quand nous exerçons les deux caractéristiques spécifiques de notre espèce, la conscience de soi et une imagination fertile. Nous savons que nous existons et que notre existence pourrait, ou aurait pu, être différente.
La vie est faite de tensions contradictoires entre ce que nous sommes réellement et la liberté d’esprit que nous confère la conscience de soi. Jean-Paul Sartre a fait de cette tension le thème de son chef-d’œuvre philosophique, « L’être et le néant ». D’un côté, nous sommes ce que nous sommes, un organisme biologique, « un être en soi » auquel nous ne pouvons rien changer et dans lequel nous sommes en quelque sorte prisonnier, et de l’autre, un désir infini de liberté d’être.
C’est en ce sens que notre vie, dans la modernité, est tragique. Comment donner sens à cette vie biologique, dont nous ne pouvons s’échapper, mais néanmoins nous ne pouvons pas non plus échapper à la liberté que nous confère la conscience d’exister.
Milan Kundera, qui vient de nous quitter, exprime remarquablement cette dualité tragique commune à l’humanité dans « L’insoutenable légèreté de l’être » que nous pouvons tous relire pour méditer, même si pour lui l’équation existentielle était insoluble.
Fuir ou Réussir sa vie
Néanmoins, résoudre notre équation personnelle revient in fine à concilier ces deux pôles opposés, notre acquis biologique et culturel d’un côté et notre personnalité intime, éprise de liberté, qui désire se façonner, de l’autre. Le but ultime de la vie serait donc de faire face à nos problèmes existentiels. Par exemple, la lutte entre les désirs du corps et les aspirations de l’âme, ou bien le conflit entre la pesanteur de notre héritage biologico-culturel et notre légèreté fondamentale…
La facilité apparente peut consister à fuir et à bâtir sa vie autour de l’avoir et du paraitre. Les vies factices misent tout sur l’apparence physique, elles remplissent les centres commerciaux, les instituts de beauté, les salles de sport et les centres de développement personnel. La seule réussite matérielle ou le culte de soi tentent vainement de combler le vide d’être. « To be or not to be ! ».
Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas s’occuper de son apparence, ni chercher à gagner de l’argent, mais c’est toutefois insuffisant pour résoudre son équation personnelle et réussir pleinement sa vie dans toutes ses dimensions. Nous devons simplement quitter notre aveuglement et être lucides pour faire la différence entre l’avoir et l’être.
Il y a aussi ceux qui fuient le tragique de l’existence par l’autodestruction avec l’alcool ou la drogue, ou bien en jouant avec la mort sur la route ou en pratiquant des sports extrêmes. Réussir sa vie ne consiste pas à fuir notre problématique existentielle mais à l’affronter lucidement et à faire la synthèse de nos différentes composantes.
Réussir sa vie est une tâche qui consiste à devenir les auteurs de notre vie, même si nous n’avons pas choisi le début de l’histoire. Le sens se forge dans l’effort et la lucidité pour affronter la structure tragique de notre existence. C’est précisément le fait d’affronter lucidement les limites et les tragédies de nos identités individuelles et collectives qui nous donne un sens.
Notre fierté d’humain et notre grandeur vont provenir de notre capacité à affronter l’apparente vacuité de nos vies, en pleine conscience et sans fuir.
L’amour est l’autre grande caractéristique de l’espèce humaine, il permet de transcender, de communier et se mettre au service de l’autre en échappant ainsi au dilemme de la vie. L’amour du divin est une fuite par le haut, une transcendance qui est peut-être nécessaire pour sauver l’humanité de sa situation tragique.
Il revient donc à chacun d’entre-nous de faire une profonde introspection afin de prendre conscience de nos oppositions fondamentales, des obstacles que nous rencontrons, des traumatismes que nous avons vécus et des moyens de fuite que nous avons mis en place. Puis, nous chercherons des pistes pour résoudre à notre façon, et avec nos outils, notre équation personnelle pour retrouver notre fierté et notre bonheur de vivre.
” Etre droit dans ses bottes ” et basta !