La guerre en Ukraine accélère le cours de l’Histoire. De puissants blocs anti-occidentaux se constituent autour de l’axe Chine-Russie, les Etats-Unis cherchent à renouveler leur leadership avec une nouvelle politique industrielle stratégique, et l’Europe perd pied en l’absence de vision autonome, à mi-chemin entre l’Est et l’Ouest. De son côté, l’Afrique poursuit sa décolonisation symbolique et s’éloigne de l’Europe…
Selon Gopalan Balachandran, professeur d’histoire et politique internationales au Geneva Graduate Institute « La crise actuelle est avant tout révélatrice du fait que la domination occidentale n’a jamais été aussi faible et que sa logique moralisante est en ruine ».
L’avenir de l’occident n’a jamais été aussi incertain et son leadership est de plus en plus contesté à l’Est et au Sud. A l’Est, devant la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et de la Russie, l’Occident a perdu le monopole de la puissance économique et industrielle. Au Sud, l’Occident a perdu son prestige et son crédit en faisant pression pour la dérégulation des échanges qui ont conduit ces pays à crouler sous une montagne de dettes !
Les USA abandonnent le libéralisme
Hantés par la perte de leur domination technologique et militaire, face à l’émergence rapide de la Chine, les Etats-Unis entament un repli sur soi stratégique afin de sécuriser leurs circuits d’approvisionnement.
Il s’agit d’un « renouvellement du leadership économique américain » selon les mots du conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan. Il s’agit de rapatrier sur le sol national, ou dans des pays amis, l’essentiel de l’outil industriel et digital. Cela suppose des politiques d’alliance et de défense avec des pays satellites, prêts à suivre aveuglément la politique étrangère, économique et industrielle des USA.
Pour obtenir cette confiance, il faut devenir un allié inconditionnel suivant le principe « avec nous ou contre nous » ! Cette nouvelle politique industrielle stratégique vise la Chine et s’exprime avec le slogan MAGA (« Make America Great Again »). Joe Biden reprend ainsi l’obsession de Donald Trump.
Ce schéma, qui stigmatise la suprématie occidentale et la domination blanche, risque d’attiser les tensions dans le monde et de pousser de nombreuses nations du Sud dans les bras de la Chine. L’Europe, quant à elle, n’aura qu’un rôle de supplétif, perdant ce qui lui restait d’autonomie politique et n’héritant que des industries jugées non stratégiques.
La Russie, nouvelle puissance industrielle et militaire
Le projet américano-ukrainien d’attaquer le Donbass rebelle a poussé la Russie vers la guerre. Le but de Washington est de regrouper l’Occident et d’en assurer la domination afin de se préparer à affronter la Chine.
Cette stratégie calamiteuse a renforcé la puissance industrielle et militaire Russe ainsi que le rapprochement stratégique entre Moscou et Pékin. Le commerce de la Russie s’est rapidement réorienté vers de nouveaux partenaires à l’Est, et le pays est obligé de renforcer son outil industriel, en particulier dans le domaine digital. A terme, la Russie va gagner en indépendance et en puissance.
Ce mois-ci, 82 délégations étrangères se sont pressées à Moscou à l’occasion du forum militaire international où 1500 entreprises russes ont exposé leur meilleur savoir-faire en matière d’armement. Il s’agit du dernier chasseur MiG-35, du dernier fusil de haute précision Raptor, des véhicules blindés Akhmat, des missiles balistiques et des drones bombardier Privet-120.
Les performances de l’armée Russe en Ukraine, face aux armées de l’OTAN, offrent à l’industrie de l’armement Russe une vitrine remarquable car les armes et les équipements sont testés en condition réelle de combat. Des contrats de plusieurs milliards de dollars seront signés.
Par ailleurs, la Russie noue des partenariats plus étroits avec de nouveaux partenaires tels que l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Corée du Nord. La visite récente du ministre Russe de la défense en Corée du Nord illustre ce rapprochement. Vladimir Poutine n’a pas manqué d’adresser un message de félicitation à Kim Jung Un à l’occasion du jour de la Libération qui célèbre la fin de règne colonial japonais en 1945.
Dans le même temps, la présence de la Russie se renforce dans de nombreux pays Africains, en particulier en Afrique francophone, où le drapeau Russe est agité à chaque manifestation anti-française. Ce fut le cas au Mali, au Burkina Faso, en République Centre Africaine et c’est maintenant le cas au Niger et même plus récemment au Gabon! La France est perdante sur tous les fronts, en Afrique et en Europe !
L’Europe vassalisée et appauvrie
J’ai déjà plusieurs fois fait remarquer combien le choix de l’Europe de suivre la politique aventureuse de l’Amérique en Ukraine était catastrophique. D’une part l’Europe se départit de son maigre armement au profit de l’Ukraine et, d’autre part, elle a perdu tous ses échanges commerciaux avec la Russie, sans parler de sa facture énergétique qui a explosé !
L’Europe est affaiblie et appauvrie de façon durable. Cette situation était anticipée par les stratèges américains dont le but était de vassaliser l’Europe. En prenant fait et cause pour l’Ukraine, l’Europe s’est départie de sa position de médiatrice dans un conflit qui ne la concernait pas directement.
Si, comme il est probable, la Russie maintient ses positions dans le Donbass et parvient à occuper Odessa, son but sera atteint et il faudra bien accepter de terminer ce conflit. Mais, l’outil industriel de l’Ukraine sera en ruine et les Européens seront priés de payer pour sa reconstruction. A ce moment-là, les USA regarderont ailleurs, préoccupés par une autre confrontation, encore plus délicate, avec la Chine au sujet de Taïwan.
Bipolarisation du monde
La guerre en Ukraine va aboutir à couper le monde en deux. D’un côté, un Occident sur la défensive et aux mœurs décadentes, de l’autre, un groupe de pays émergeants, dynamiques et offensifs qui n’acceptent plus la domination idéologique de l’Occident.
Du point de vue démographique, l’Occident ne pèse pas lourd face aux géants chinois et indiens qui vont entrainer dans leur sillage un milliard et demi d’Africains qui parachèvent leur décolonisation.
La grande erreur de l’Occident c’est de ne pas avoir pris en compte la marche de l’Histoire. Il a dominé le monde depuis trop longtemps pour imaginer qu’il puisse perdre son leadership. Sa domination reposait sur une supériorité technologique, industrielle, militaire et commerciale indiscutable. Aujourd’hui, l’Occident a perdu ce monopole sur l’ensemble de ses activités.
Il eut été sage d’accepter cette réalité et de considérer les nations émergentes comme des partenaires et non comme des ennemis. L’Amérique est tétanisée à l’idée de perdre son leadership et de voir son autorité contestée dans le monde. Comme un animal traqué, elle est devenue agressive et mauvaise joueuse. Elle n’accepte pas la concurrence et le partage de son influence.
La guerre en Ukraine risque de constituer la première grande défaite de l’Occident et d’aboutir à un renforcement du bloc antagoniste. Mais la réintégration de Taïwan à la Chine continentale, à la fin de la décennie, marquera l’effacement durable de l’Occident dans son ensemble.
Déjà le dollar, symbole jusqu’ici incontesté de la suprématie américaine dans le monde, perd progressivement de son influence dans les transactions internationales.
On peut désespérer devant l’incapacité des différentes civilisations humaines à collaborer et à construire ensemble un monde meilleur. Au XXème siècle l’Europe a perdu son leadership car elle s’est épuisée en guerres fratricides autodestructrices. La domination américaine s’est construite sur les décombres de l’Europe. Au XXIème siècle, l’Amérique risque de perdre son leadership mondial, épuisée par une présence militaire tous azimuts sur la surface du globe. L’Asie prendra provisoirement le relais avant de s’épuiser à son tour en querelles et revendications diverses… Ainsi va le monde !