Nous aimerions tous avoir quelques certitudes et orienter nos vies selon les principes intangibles d’une vérité vraie. Il serait sécurisant de pouvoir asseoir nos jugements et nos comportements sur des règles simples et universelles… Mais la réalité est plus complexe et plus fluide…
Comment vivre dans un monde incertain, mobile, multiple et unique à la fois ? Dans quel lieu de paix notre âme peut-elle se reposer, loin des tourments d’un esprit sans cesse travaillé par des injonctions contradictoires ? Existe -t-il une vérité qui puisse nous servir de boussole et nous permette d’avancer dans la vie avec confiance ?
Ou bien, tout n’est-il que relatif, subjectif, variable, multiple, nous obligeant à vivre au jour le jour, sans destin et sans dessein préétablis ? Faut-il renoncer à savoir qui nous sommes et à comprendre ce que nous avons à faire ici-bas ? Le tragique de la condition humaine réside sans doute dans ces interrogations fondamentales et dans notre recherche anxieuse de quelque vérité fondamentale à laquelle nous raccrocher…
Au cours d’une vie, certaines lectures ou certaines rencontres sont déterminantes pour nous éclairer sur notre cheminement obscur. Je viens de vivre une telle expérience après avoir lu l’essai d’Isaiah Berlin intitulé « Le hérisson et le renard ». Je vous conseille la nouvelle édition parue chez l’éditeur « Les Belles Lettres » parce qu’elle contient une lumineuse préface du prix Nobel de Littérature péruvien, Mario Vargas Llosa.
Liberté, Égalité, Fraternité
Diverses communautés humaines ont souvent cru qu’il existe une seule réponse véritable à chaque problème humain. Selon cette doctrine, il suffirait de trouver cette réponse magique et toutes les autres devraient être rejetées car erronées ! Dès qu’une idéologie politique ou religieuse veut s’imposer, elle veut devenir obligatoire et universelle. Le christianisme, l’islamisme, le Marxisme ou même la démocratie n’ont pas échappé à cette tentation de la pensée unique…
Toutes les utopies sociales, de droite ou de gauche, professent cet acte de foi, à savoir que les idéaux humains, les grandes aspirations de l’individu et de la collectivité, sont capables de se matérialiser de façon harmonieuse. Rien n’illustre mieux cette utopie fondamentale que le slogan de la Révolution française : « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Ce généreux mouvement qui a prétendu établir le gouvernement de la raison sur terre et apporter le bonheur, a démontré au monde, à travers ses boucheries répétées et ses multiples frustrations, que la réalité sociale était plus tumultueuse et imprévisible que ne l’affirmaient les prescriptions des philosophes qui prédisaient le bonheur des peuples.
Les révolutionnaires français, et après eux d’autres révolutionnaires marxistes, ont découvert stupéfaits que certains idéaux se repoussent et sont contradictoires, que la liberté est une source d’inégalité et que pour établir l’égalité il est indispensable de sacrifier la liberté. « Que l’injustice sociale soit le prix de la liberté, et la dictature celui de l’égalité ».
Tel serait le terrible dilemme de notre destin : apprendre à naviguer entre ces deux écueils, ces deux vérités contradictoires. Les penseurs qui, les premiers, ont relevé ce conflit idéologique furent de meilleurs analystes pour comprendre l’évolution des civilisations.
Au cours de l’Histoire, différents penseurs ont, en effet, professé le pluralisme idéologique. Machiavel fut un des premiers à affirmer cette vérité inconfortable, à savoir que toutes les valeurs ne sont pas nécessairement compatibles, que la notion d’une philosophie unique et définitive était matériellement et conceptuellement impossible. « L’homme pouvait se trouver déchiré entre des buts qui le sollicitaient pareillement et qui étaient allergiques l’un à l’autre » précise Vargas Llosa.
Montesquieu, dont la pensée était fluide et non pas doctrinaire, remarquait que le desseins des êtres humains étaient multiples, divers et souvent incompatibles les uns avec les autres et que c’était là la racine du choc des civilisations, des rivalités et des différences entre communautés distinctes.
Les deux libertés
Ce scepticisme est salutaire, et aujourd’hui plus que jamais nécessaire, dans un monde une fois de plus tiraillé entre des extrêmes. D’un côté, nous constatons la faiblesse des démocraties libertaires trop laxistes et, de l’autre, nous observons les limites des régimes égalitaires trop autoritaires. Il nous faut naviguer entre ces deux pôles… entre deux types de liberté.
Isaiah Berlin nous éclaire à propos de la notion de liberté, concept mis à toutes les sauces en fonction des convenances et souvent de façon trop abstraite. Il distingue, de façon concrète et pragmatique, la « liberté négative » et la « liberté positive ».
La liberté est dite négative lorsque l’individu peut agir sans contrainte, de façon autonome, suivant ses motivations personnelles et sans interférences de volontés étrangères. Ce type de liberté part du principe que la souveraineté de l’individu doit être respectée parce qu’elle permet plus de créativité et d’initiatives individuelles, bénéfiques pour tous.
Ce concept négatif de la liberté est à la base du libéralisme du XIXème siècle et derrière toutes les théories démocratiques qui mettent en avant le pluralisme des idées et des points de vue. Mais, tandis que la liberté négative veut surtout limiter l’autorité, la liberté positive veut s’en emparer pour l’exercer.
Alors que la liberté négative considère que les individus sont différents, la positive considère qu’ils sont semblables et estime qu’il y a d’autant plus de liberté en termes sociaux que la société est homogène. Autrement dit, l’individu est un frein à la liberté de la communauté et à la solidarité humaine.
Cette liberté positive est à la base de la conscience sociale qui permet de corriger les inégalités économiques, sociales ou culturelles, mais aussi les injustices et les discriminations raciales. Cette idéologie, présentée comme opposée au libéralisme, est sous-jacente au socialisme et au communisme.
Cet idéal collectif et solidaire pèche souvent par son dogmatisme et s’illustra dans ses excès sous la férule d’Hitler, de Staline ou de Castro. « Toutes les utopies sociales, de droite ou de gauche, religieuses ou laïques, se fondent sur la notion positive de la liberté » ajoute Vargas Llosa.
Nous sommes ici au cœur des vérités contradictoires. La liberté du libéralisme et la liberté du communautarisme, deux idéaux élevés mais fondamentalement opposés et incompatibles. Du point de vue théorique, on peut accumuler une infinité d’arguments en faveur de l’une ou de l’autre de ces conceptions, également valables et réfutables.
Il convient de se méfier des utopies et des théories, de rester pragmatique en s’éloignant des pensées dogmatiques qui nous promettent une société future idéale, celle d’une race triomphante, une société sans classe et sans État. Les idéologies qui promettent le bonheur des peuples ont souvent conduit aux guerres cruelles et aux camps de concentration…
La guerre actuelle qui sévit en Ukraine illustre parfaitement cet affrontement idéologique entre deux conceptions de la liberté. Elle s’est transformée en guerre fratricide, deux vérités contradictoires sont devenues dogmatiques car chaque camp, dans un délire utopique, prétend détenir la vérité unique.
Malgré deux points de vue théoriquement irréconciliables, basés sur deux a priori philosophiques opposés. S’est sans doute la raison pour laquelle les sociétés humaines oscillent en permanence de la démocratie à la dictature!. Il nous appartient en tant qu’individu et citoyen responsable de réaliser une synthèse impossible, un compromis précaire et provisoire, comme toutes les œuvres humaines. Tel serait le modèle d’une société civilisée…