998 – BESOIN DE SENS

Notre société hyper-technique recherche en permanence l’efficacité, la performance et la croissance économique. Le système éducatif fabrique des experts qui seront au service de l’économie. Mais, qui sera au service des besoins humains pour redonner sens à nos actions?

Nous vivons dans des sociétés productivistes qui n’ont de cesse d’élever note niveau de vie, de confort et de sécurité. Mais il semble que nous perdions une partie essentielle de nous-mêmes dans un monde technique dans lequel tout se mesure en termes de flux financiers et de PNB.

Sur ce chemin vers le succès et la croissance indéfinie, nous perdons le sens de nos actions. Il nous manque des dimensions plus qualitatives, plus subtiles et difficiles à mesurer, un supplément d’âme qui puisse combler notre besoin de sens.

Rabindranath Tagore, le philosophe et éducateur indien, prix Nobel, écrivait déjà en 1917 : «Tout en disposant de ses possessions matérielles, l’homme doit se garder de leur tyrannie. S’il est faible au point de se rapetisser aux dimensions de sa couverture, on assiste à un processus de suicide progressif de l’âme ».

Un travail vide de sens

Des questionnements sur le sens du travail existaient de façon latente, mais ils ont été exacerbés à la suite de l’épisode Covid. La valeur travail, qui constituait la base de nos sociétés, s’est trouvée soudain dévalorisée.

Le travail est déprécié et de plus en plus vécu comme un fardeau, comme une obligation pénible et non plus comme une source d’épanouissement personnel. « La valeur travail, traditionnellement considérée comme le ciment de la cohésion sociale et d’une unité nationale qui se réalise dans l’effort, se voit aujourd’hui ringardisée, voire entachée du péché de corruption de l’homme et de la nature », pouvait-on lire récemment dans le journal Le Monde.

Le philosophe André Gorz, théoricien de la décroissance, promeut au contraire une « civilisation du temps libéré » s’affranchissant de l’asservissement au travail. Le rejet du travail se traduit par une difficulté de recrutement dans des pans entiers de l’économie et des services. Le secteur de la restauration est particulièrement touché, ce qui entraine des répercussions graves dans le domaine clé du tourisme. L’industrie peine aussi à recruter des techniciens et l’éducation nationale manque cruellement d’enseignants…

L’importance des loisirs a remplacé la valeur du travail. Le « droit aux loisirs » succède désormais au « droit au travail » de jadis. Dans une société consumériste comme la nôtre, les loisirs sont devenus des biens de consommation avec une valeur économique. En effet, il convient de « réussir ses vacances » et d’en « profiter » au maximum. Les vacances deviennent les seuls moments qui méritent d’être vécus !

A l’ère du numérique, nous constatons que les citoyens, qui fuient l’asservissement au travail vide de sens, se retrouvent asservis par des loisirs numériques, eux-mêmes vides de sens ! Ne parvenant tout simplement pas à donner du sens à leur vie, nombreux sont ceux qui fuient vers des réalités virtuelles afin d’éviter une réalité ordinaire trop anxiogène.

« Ne plus penser », telle serait la nouvelle injonction et se réfugier dans la virtualité doucereuse qui nous éloignerait de l’angoisse existentielle et d’une vie sans perspective, vide de sens…

Refus de l’engagement

Faut-il se replier sur soi, refuser de s’engager, s’éloigner des difficultés de la vie afin de se protéger d’un monde de plus en plus stressant et agressif ? Nos sociétés deviennent agressives car, comme les animaux, certains ont peur. Face à l’agression il convient de fuir ou de lutter.

Pour choisir de lutter, il nous faut un sens qui puisse justifier notre engagement. L’engagement politique est devenu stressant car la société a peur et réagit avec agressivité à l’encontre du personnel politique. Dans certains pays, nous assistons actuellement à un désengagement de la part de leaders qui ont perdu foi en leur engagement politique.

Le phénomène est particulièrement marquant aux Pays-Bas et en Belgique où de nombreuses femmes viennent de mentionner leur intention de quitter l’univers impitoyable de la politique. « Nous pensions que nous étions dans un pays tolérant, mais notre mère ne peut plus descendre seule dans la rue » se plaint la fille de la vice-ministre des finances des Pays-Bas.

Une députée Belge écrit : « J’ai assisté à une dégradation lente et progressive du climat politique, je suis très inquiète de voir la vérité manipulée au nom de la propagande… Je ne suis plus à ma place dans cette politique-là, je dis à mes collègues : réveillez-vous, la démocratie meurt de l’intérieur ».

Une autre a aussi perdu la foi et le sens de son action : « Le système politique est bloqué. Continuer à me cogner contre des murs inamovibles n’est plus sain pour moi ». Puis, une ministre socialiste flamande entend quitter le gouvernement. Elle entend « rester au service de la société, mais en cessant de n’avoir le temps pour rien, pas même pour manger, parfois ».

Une députée Wallonne explique : « Je quitte la politique avant que la politique ne me quitte ». Par ailleurs, une ancienne députée avoue : « Tous les soirs, dans mon carnet, j’écrivais que j’avais envie de crever ».

Tous ces faits sont symptomatiques d’une démocratie malade que j’ai maintes fois relevé. Les femmes sont-elles annonciatrices d’un malaise grandissant dans la société ? Elles expriment aussi un désengagement à comparer à celui des enseignants, des serveurs de restaurant et de quantité d’autres qui préfèrent se réfugier dans l’illusion facile de la virtualité numérique.

Le questionnement socratique

« Comment former le citoyen du XXIème siècle » ? interroge la philosophe Martha Nussbaum dans son livre consacré à l’éducation des enfants : « Les Émotions Démocratiques ».

Le concept de démocratie se forge en famille, mais aussi à l’école. Selon Martha Nussbaum, la perte de sens et le délitement de l’esprit démocratique proviennent d’un enseignement trop exclusivement tourné vers la technique et l’efficacité économique, en perdant de vue le but ultime qui devrait être l’épanouissement de l’homme.

Elle plaide pour le retour des humanités à l’école, et aussi de l’esprit critique, du débat, de l’échange, des travaux concrets, en tournant le dos à l’enseignement traditionnel dans lequel l’élève est passif et ingurgite un cours magistral, théorique. Bref, elle plaide pour le débat socratique.

« L’éducation ne consiste pas seulement à faire assimiler passivement des faits et des traditions culturelles, mais à mettre l’esprit à l’épreuve pour le rendre actif, compétent, et profondément critique dans un monde complexe », précise-t-elle. « C’est un accomplissement que de discerner une âme dans ce corps, accomplissement soutenu par la poésie et les arts, qui nous font nous émerveiller devant le monde intérieur de la forme que nous voyons, mais aussi devant nous-même et nos propres profondeurs ».

Pour trouver le sens de la vie, il faudrait faire appel à un supplément d’âme et nous souvenir ce que signifie « ouvrir l’âme », c’est-à-dire « donner à une personne les clés d’accès à un monde riche, subtil, complexe ».

De nombreux professeurs se plaignent de ce que les exigences du marché ainsi que les exigences économiques ou de rentabilité soient devenues l’identité fondamentale et caractéristique de l’enseignement supérieur. Je ne résiste pas à la tentation de retranscrire les mots qui pèsent lourd, de la Présidente de Harvard : « Les êtres humains ont besoin de sens, de compréhension, de perspective tout autant que de travail. La question ne devrait pas être de savoir si nous pouvons nous permettre de croire à ces objectifs, mais si nous pouvons nous permettre de ne pas le faire ».

Nos sociétés occidentales post-modernes ont-elles perdu leur âme ? Certains évoquent une société bloquée, d’autres parlent du « suicide de l’âme » qui serait à l’origine de la perte de sens. Nous errons dans le monde en aveugle, sans but et sans dessein. Nous ne voyons plus la beauté de la nature, la merveille de la vie, la richesse et la profondeur de l’âme humaine…

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