Le monde s’agite de plus en plus. Chacun parcourt le globe dans tous les sens, comme un zombie agité de mouvements browniens. Que cherchons-nous sans cesse, tout en restant perpétuellement insatisfaits ? Sommes-nous en manque d’âme ?
Cet été, nous avons participé à cette frénésie ambiante et nous avons parcouru plusieurs pays d’Europe. Partout, les routes étaient encombrées et la moindre petite route de campagne avait son cortège de voitures en provenance de toute l’Europe. Les villes touristiques étaient assiégées, les restaurants et les cafés étaient pris d’assaut, les sites touristiques imposaient des quotas de visiteurs pour tenter de n’être pas complètement submergés.
Chaque week-end, une masse considérable de gens part une nouvelle fois à l’aventure, en avion, en train, en bus ou en voiture. Il faut bouger coûte que coûte pour ne pas paraitre ringard, ou malade, ou vieux ! Il faut aller toujours plus loin, plus vite et en coup de vent, comme si le temps nous était compté. Savons-nous ce que nous recherchons ?
Accélération
J’ai vécu dans un monde, il n’y a pas si longtemps, où nous allions vers plus de liberté, de savoir, de confort. Nous avions la sensation d’aller de l’avant avec une saine croissance économique, une innovation technologique et une amélioration sociale. Mais, ce que nous ne savions pas, c’est qu’il s’agissait d’un mouvement en perpétuelle accélération.
De même que sur une bicyclette, il faut avancer pour ne pas tomber, la caractéristique principale de notre monde moderne réside dans la nécessité absolue de continuer à progresser et même à accélérer pour maintenir son équilibre. « Aucune société n’a vécu un tel schéma » prévient Hartmut Rosa, le célèbre sociologue allemand qui ajoute : « Nous devons nous développer, innover toujours plus vite pour rester exactement là où nous sommes, coincés dans ce que j’appelle une « immobilité frénétique ».
L’auteur de « Accélération, une critique sociale du temps » poursuit son analyse : « La nouveauté de cette crise n’est pas l’accélération, intrinsèque à la modernité, mais la perte du sens du mouvement ». Nous bougeons, soumis à une injonction tacite, qui voudrait que celui qui n’avance pas recule…
Nous avançons pour ne pas tomber, nous progressons pour ne pas nous effondrer, comme nous partons à l’autre bout du monde pour ne pas déprimer. Individuellement et collectivement nous partons ainsi à la conquête du monde, conquête des océans, conquête de l’espace, conquête de la lune, conquête des autres planètes, etc… Que fuyons-nous ?
Il faut dire que le monde dans lequel nous vivons nous donne le vertige et nous fait peur car nous nous sentons impuissants face aux « monstres incontrôlables » qui nous menacent : la guerre avec l’hypothèse de la bombe atomique, la crise climatique qui s’accélère, les marchés financiers sur la corde raide…
Agressivité
« La logique moderne est intrinsèquement agressive », faite de contrôles, de conquêtes et de possessions, affirme Hartmut Rosa. Ce monde fait peur et la peur génère la colère et l’agressivité.
Dans les pays développés, nous vivons dans une logique d’agressivité envers soi, envers les autres et envers la nature. Depuis la sonnerie du réveil le matin, nous vivons en « mode combat » pour être à l’heure à l’école, au bureau, au rendez-vous.
La logique marchande prend la forme violente de la dévastation de la nature, du meurtre et de la destruction du mode de vie des populations autochtones. Hartmut Rosa relève avec humour que « c’est la même logique qui abat des arbres à Bornéo, fait rouler plus vite les chauffeurs de poids lourds ou oblige un sociologue allemand à publier sans cesse plus d’articles scientifiques ».
Telle est donc la pression de l’accélération qui s’exerce sur chacun de nous et génère du stress, de l’agressivité ou un burn-out : « Le problème ne nait pas de la vitesse mais de son niveau, lorsque la vélocité produit de l’aliénation ». Nous avons parfois l’impression d’être comme des cobayes qui tournent sans cesse dans leur roue, de façon mécanique et totalement stérile.
Besoin de sacré
Lorsque nous voyageons dans le tumulte et la foule, comme cet été, il nous arrive souvent de profiter de l’accueil silencieux d’une église pour se ressourcer, pour retrouver de l’énergie. Nous ressentons parfois le besoin d’être hors du monde, loin de tout, comme dans une ile déserte. Rien ne vaut alors la fraicheur d’une église…
Assis en silence, nous nous apaisons, nous devenons passifs, nous nous recueillons, à l’écoute de notre âme, en harmonie avec nous-même. Nous pouvons alors ressentir un besoin de prier et un appel vers la transcendance, ce qu’Hartmut Rosa dénomme « résonance ».
Il ne s’agit pas ici de plaider pour les religions figées dans le dogmatisme, mais pour le fait religieux qui est un appel à la verticalité qui donne sens, à une promesse qui nous relie à l’univers. « Les religions aident les hommes à vivre et à espérer » écrivait un autre sociologue Emile Durkheim. Dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse », paru en 1912, il insiste sur la nécessité pour les sociétés humaines d’avoir deux domaines distincts et bien séparés, le profane et le sacré.
« La chose sacrée c’est, par excellence, celle que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher », ajoute Durkheim. Mais, la science et la technique ont désacralisé le monde. Sommes-nous en manque de sacré depuis que le profane a pris toute la place ? « La résonance proposée par la religion est verticale parce qu’elle crée un sens, une promesse reliant notre être à un univers qui y réagit » complète de son côté, et un siècle plus tard, Hartmut Rosa.
Notre époque rationaliste ne parvient pas à comprendre ce besoin humain de transcendance, de sacré, de mystère et surtout de reliance. La religion a pour but de relier des groupes autour de croyances et de rites communs afin de comprendre et déchiffrer le monde dans lequel nous habitons. Selon Hartmut Rosa, « La religion est une chose éminemment sociale. Les représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment des réalités collectives ». De son côté Durkheim exprimait la même chose en écrivant : « Une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent ».
En absence de foi religieuse traditionnelle, notre société moderne doit réinventer le sacré, trouver une nouvelle Église, une nouvelle communauté, afin de redonner sens à une vie aussi plus harmonieuse. Le culte d’une démocratie ouverte et apaisée, au service de la communauté, pourrait être un champ pour sortir un peu du profane. Cultiver « l’énergie sociale », pour reprendre le terme de Rosa, afin qu’elle circule entre les individus…
En terminant d’écrire cette chronique, je retrouve cette réflexion sublime de Robert Jastrow, ancien directeur de la NASA : « Pour le scientifique qui a vécu en fondant sa foi sur le pouvoir de la raison, l’histoire se termine comme un mauvais rêve. Il a gravi les montagnes de l’ignorance ; il est sur le point de conquérir le plus haut sommet ; alors qu’il se hisse sur le rocher final, il est accueilli par une poignée de théologiens qui sont assis là depuis des siècles… »
La pensée humaine ne peut se nourrir seulement de rationalisme froid, elle a aussi besoin d’un peu de folie irrationnelle, pour se développer dans toute son étendue. De même, il semble que nous ne puissions se contenter du domaine concret mais étroit du profane, nous avons une profonde aspiration pour les dimensions sacrées de la vie. Pour cela, nous avons besoin de nous asseoir et de méditer, hors du brouhaha du monde, afin de trouver de nouvelles voies et sortir de cette « immobilité frénétique » dans laquelle nous étouffons…