810 – L’INSTINCT GREGAIRE

Vous me pardonnerez, mais je fais partie de cette espèce rare, peu conviviale et peu recommandable, qui a horreur des mouvements de foule, des grandes villes, des manifs, des modes, des idées dominantes ou pire, des idées à la mode, que l’anthropologue Marc Abéles dénomme joliment « le prêt à porter intellectuel ».

Tout bien réfléchi, même si je ne rêve pas de vivre dans une fourmilière, je ne rêve pas non plus de vivre tout seul comme un ours au fond des bois ou sur une ile déserte à disserter avec les cormorans…il faut être raisonnable.

Les loups chassent en meute

L’union fait la force, c’est bien connu. Lorsque Homo sapiens s’est mis dans la tête que le monde était vaste et recelait sans doute des merveilles à découvrir, il a quitté son cocon africain, sur les rives des Grands-Lacs, et il a mis le cap vers le nord.

Une chose est sûre, c’est qu’il n’avait pas peur des distances, tant et si bien qu’en arrivant quelque part vers le Caucase il eut la surprise de rencontrer des peuplades bien installées qui vivaient là paisiblement en toute insouciance. Il s’agissait de solides gaillards, mais plus forts et plus grands, mais leur insouciance et sans doute leur individualisme leur fut fatale !

Les nouveaux arrivants se rassemblèrent donc en grand nombre, sous la houlette du chef craint et vénéré, et se mirent à attaquer ces peuplades paisibles qui leur faisaient de l’ombre. Aujourd’hui on leur donne le nom de Néanderthaliens dont il ne reste plus un spécimen sur terre, sauf de longues séquences de gènes dans notre patrimoine génétique… preuve que les Néanderthaliens n’étaient pas dépourvus de charme.

Tout cela pour dire que l’union fait la force et que de génération en génération nous nous en sommes souvenus. L’humanité a mis en œuvre cette idée simple et utile : plus on est nombreux plus on est efficace. C’est sur ces bases que notre homo, désormais élevé au rang de sapiens sapiens, partit découvrir le vaste monde dans une frénésie contagieuse afin d’étendre son territoire et de poursuivre son œuvre destructrice et civilisatrice. La vie n’est pas gentille, elle est cruelle. Les loups chassent en meute…

L’impression de participer

Les idées les plus simples sont souvent les plus géniales. Depuis des millénaires l’humanité vise le nombre, la masse. C’est ainsi qu’il y eut Babylone, Athènes, Rome et Cusco qui furent des phares qui éclairèrent leur époque. Les villes permettaient une fermentation et une fécondation permanentes d’où jaillissaient les idées nouvelles et les modes, même les plus stupides, de même que les croyances et souvent même les certitudes les plus invraisemblables ! Désormais, les villes attirent les talents et aspirent l’humanité.

Le paysan gardait son bon sens et se méfiait des mots et des slogans. Il restait donc des tribus à l’écart des grands mouvements d’idées, des religions nouvelles et des tocades urbaines. Mais la ville détient le pouvoir, c’est là que se décide non seulement du prix du blé et des impôts à payer, mais surtout de la paix et de la guerre !

La ville a donc considéré que les campagnes sont peuplées d’arriérés qu’il convient d’éduquer et surtout de mettre au pas. La modernité est urbaine, c’est donc là qu’il faut vivre. Les habitants des villages et des petites villes se sont sentis soudain seuls et angoissés. La peur d’être oubliés et de passer à côté de l’histoire…

Vous connaissez la suite. Les villes ont grandi et sont devenues des mégapoles où chacun veut s’entasser, les riches et les pauvres, dans une promiscuité sans cesse plus étroite. « Les villes, quand elles sont immenses, donnent le sentiment de participer. A quoi ? On ne sait pas trop. Mais l’impression est rassurante. C’est pourquoi il y a peu de clochards dans les campagnes » fait remarquer Alexandre Friederich dans son dernier récit intitulé TM.

La ville s’agite, la ville est en mouvement perpétuel, c’est une ruche, une fourmilière dans laquelle chacun a sa tâche et suit fidèlement les ordres. Suivre les idées et les modes est devenu une façon d’être, une sorte d’obligation morale implicite. Friederich en profite pour enfoncer le clou : « La fourmi, n’est-ce pas ? Elle porte sa miette, elle ne voit rien. Elle croule sous les responsabilités. Elle fait son devoir… il lui faudra rendre des comptes à la hiérarchie politique ? La reine a beau être claquemurée au mitan de l’édifice, son pouvoir est immense. La fourmi ne voit que le chemin. Infini, ordinaire, il mène de la vie à la mort ».

Dynamique de grégarisation

Les villes ne connaissent donc que les foules, c’est là qu’elles prolifèrent, qu’elles défilent, qu’elles manifestent et qu’elles suivent les slogans, les mots d’ordre, les idées toutes faites et les modes. Les foules partagent et disséminent leurs peurs, leurs haines, leurs engouements, comme leurs hystéries.

La foule se harangue et se pétri comme une pâte molle. Elle prend la forme qu’on lui donne et la direction qu’on lui dicte. Pour cela, elle cherche un meneur, un chef, une idole, un slogan publicitaire ou un tyran, peu importe, elle suit les yeux fermés, d’un pas cadencé. La foule n’est pas subtile, son langage est limité, il lui faut des slogans simples, simplistes, simplificateurs.

Un groupe ne pense pas, il suit les directives. Si on lui dit qu’il doit avoir peur d’un certain coronavirus apparu fortuitement chez quelques pékins à 15.000 kilomètres de là, il va commencer à trembler. Le tremblement étant contagieux, l’humanité entière va se mettre à trembler. Les idées à la mode sont virales sur les réseaux sociaux, plus virulentes et plus contagieuses que le coronavirus.

Il existe bel et bien un étrange « effet groupe », chez les humains comme chez les fourmis et bien d’autres. On suit bêtement le mouvement. Il a suffi qu’un individu bien inspiré enfile un jour un gilet jaune pour que ses compatriotes trouvent l’idée brillante, et elle l’était, et l’imitent à l’infini. Allez-savoir pourquoi ?

Prenez le cas des criquets pèlerins, qui à l’heure où j’écris dévastent les cultures du Yémen et de la Corne de l’Afrique. Selon Cyril Piou, spécialiste de la maitrise des populations d’Acridiens  (oui, cela ne s’invente pas !) : « Les criquets pèlerins isolés sont inoffensifs mais une fois une dynamique de grégarisation enclenchée, ces derniers changent de comportement. Ils forment alors de gigantesques essaims dévastateurs pour les cultures».

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je ne dis pas que les gilets jaunes ou ceux qui, en France, manifestent contre la réforme des retraites, agissent comme des criquets pèlerins. Mais ayez toujours à l’esprit cette dynamique de grégarisation qui est à l’œuvre dans les stades sportifs, dans les processions religieuses, dans les manifestations, dans les partis politiques, dans les syndicats, dans les mouvements d’idées, dans la société de consommation, comme dans les modes vestimentaires… Ce sont toujours les villes qui font la révolution !

J’ai toujours été fasciné par les bancs de poissons. Chacun est fondu dans une masse qui devient une entité à part, capable de prendre la décision d’aller dans cette direction, puis d’en changer, comme pour une mode, sans que l’on sache qui est le pilote. Ainsi vont les foules urbaines, elles ne pensent pas, elles suivent le mouvement et l’individu est dissout…

C’est pourquoi je conseille toujours de garder, autant que faire se peut, son esprit paysan, son bon sens, son esprit critique, son doute et son scepticisme, ce qui revient à penser et à agir par soi-même : tout un programme… qui n’est pas à la mode et très mal considéré!

Si le sujet vous a intéressé, vous pourrez aussi lire la chronique libre 47 intituléequand la foule devient troupeau”.

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