959 – DU PAIN ET DES JEUX

La vie humaine est à la fois grandiose et tragique. Nous naviguons à travers nos multiples peurs, de la misère, de la maladie, de la guerre et de la mort… Nous avons parfois besoin de nous évader pour échapper au tragique, et retrouver dans le jeu un peu de l’insouciance de l’enfance.

Pour s’attirer la bienveillance du peuple, les empereurs romains faisaient distribuer du pain et organisaient les jeux du cirque. Le poète latin Juvénal se moquait avec mépris et condescendance : « Ces romains si jaloux, si fiers… qui jadis commandaient aux rois et aux nations et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque (panem et circenses). »

Cette idée que le jeu puisse être utilisé comme un puissant moyen de dépolitisation et d’aliénation des masses a été maintes fois reprise dans la littérature. Dans « Les frères Karamazov », Dostoïevski montre comment on peut obtenir efficacement le bonheur du peuple, non pas en lui assurant la liberté, mais en le poussant, sans brutalité, vers le bonheur comme un troupeau, et sous la houlette de pasteurs capables de jugement.

Depuis l’origine de l’humanité, les chefs de tribus, les rois, les empereurs, les dictateurs et, y compris, les gouvernements modernes, cherchent à dominer des peuples dociles dont il convient d’apaiser la faim et d’occuper l’esprit avec des préoccupations futiles.

Le siècle de l’abondance

La Révolution française, et bien d’autres encore, furent provoquées par des famines que les gouvernements n’étaient pas en mesure d’apaiser. Dans les pays communistes d’Europe, le sport était au centre des préoccupations du peuple et occupait l’essentiel des informations véhiculées par la presse. Pendant longtemps le peuple était satisfait d’un régime qui lui permettait de manger à sa faim et de se distraire.

Néanmoins, la chute de l’Empire Soviétique fut rendue possible lorsque les autorités et le système ne parvinrent plus à satisfaire les besoins vitaux de la population. La télévision permit une ouverture sans précédent sur le « monde libre » qui était déjà sur la voie de l’abondance. Ceci créa un sentiment nouveau de frustration et le peuple, qui se satisfaisait de peu, voulut davantage et renversa le régime.

Les gouvernements Chinois ont retenu la leçon et, aujourd’hui, tout est fait pour que les citoyens mangent à leur faim. « En dépit de la haute opinion qu’il a de lui-même, l’homme finit devant sa soupe » écrivait Sylvain Tesson dans La Panthère des neiges.

Depuis 3/4 de siècle, les pays développés vivent dans une abondance qu’ils n’avaient jamais connue auparavant. La nourriture est devenue si bon marché que trop souvent l’on se gave jusqu’à se rendre malade et l’on peut dire que les méfaits de l’abondance ont remplacé les méfaits de la famine. Mais ceci est une autre histoire !…

De l’abondance, nous sommes passés à la surabondance et au confort douillet qui amollit les mœurs et les velléités de protestation pour oser renverser la table qui nous nourrit. Autrement dit, les gouvernements ne peuvent plus obtenir la soumission des peuples avec la distribution de nourriture et ceci est incontestablement un progrès.

Internet et les réseaux sociaux

Maintenant que nous sommes bien nourris, il convient d’occuper notre esprit afin qu’il ne soit pas envahi par de mauvaises pensées. Autrefois, la religion pourvoyait à ce besoin, aujourd’hui, internet, les réseaux sociaux et la télévision comblent le vide laissé par la déchristianisation de nos sociétés.

C’est ainsi que nous nous retrouvons chaque soir, bien calés devant notre écran, entre deux coussins confortables qui nous privent du désir éventuel se sortir dans la rue pour faire la révolution. Ces nouveaux media de masse constituent des alliés précieux de nos gouvernements qui peuvent ainsi occuper notre esprit et nous distraire pendant qu’ils prennent des décisions conformes à leurs intérêts ou à leurs idéologies.

L’industrie du divertissement est devenue un business colossal. Nos esprits sont totalement occupés par toutes sortes de jeux, de séries télés, de talk-show, de pornographie ou de matchs sportifs multiples et variés. Ils nous poursuivent jusque dans le bus, le train ou le métro, au point que nous pouvons oublier de descendre à notre station, les yeux rivés sur notre téléphone portable.

Sur les quais, on est encore bousculé par des zombies qui ne parviennent pas à lever les yeux de leur téléphone et qui marchent comme des automates. Nous n’avons même plus besoin de penser par nous-mêmes puisque les media nous offre un prêt-à-penser stéréotypé qui, de façon pernicieuse, nous instille les idéologies post-modernes à la mode, ce qui ressemble fort à un lavage de cerveau…

La coupe du monde de football

C’est dans ce contexte que se déroule au Qatar la coupe du monde de football qui, pour quelques semaines, occupe ce qui nous reste de cerveau disponible. Comme beaucoup de sports, le football est certes une activité noble qui vivifie le corps et l’esprit. Il faut simplement faire remarquer que ce sport est né dans les contrées tempérées, au nord du 40ème parallèle, et qu’il est peu adapté aux pays tropicaux qui pratiquent plus volontiers la tranquille chasse au faucon !

Pour assurer le confort des joueurs du nord, et de leurs supporters, il a donc fallu construire des stades géants climatisés qui ont couté des fortunes et qui contribuent allègrement au fameux effet de serre, dont nous serions responsables par ailleurs. Nous sommes sommés de restreindre notre chauffage au nord, afin de permettre à quelques poignées de milliardaires de courir au frais sous les tropiques.

Le plus extraordinaire c’est que le bon peuple, non seulement n’y trouve rien à redire, mais profite du spectacle sans scrupule. Les chefs d’État accourent dans les tribunes, afin de se montrer en spectacle aux yeux du monde et parfaire leur notoriété.

Peu importe l’écologie, peu importe les droits humains au Qatar, peu importe les pots de vin pour y attribuer la coupe du monde, l’important c’est le spectacle !

« Les films, le football, la bière et surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile ». Cette phrase de Georges Orwell dans 1984 est peut-être cynique, mais elle résume bien notre pitoyable humanité…

C’est ainsi que nos sociétés contemporaines sont devenues des spectacles permanents. Tout y est spectacle ou sujet à spectacle. Le problème n’est pas le divertissement, nous en avons besoin pour surmonter les vicissitudes de la vie, le problème c’est la place qu’il occupe désormais dans nos vies… « Nous sommes par nature, si futiles, que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir » écrivit Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit ; peut-être avait-il raison ».

On parle désormais de « jeu politique », ce qui montre bien que la politique est aussi un spectacle ! L’enjeu est sans visée élevée et sans autre ambition que d’amuser le peuple et d’occuper son esprit. Ce n’est pas rien et il est fort probable qu’une majorité s’en satisfasse… « La faim, le sommeil, le désir, voilà le cercle dans lequel on tourne » disait Sénèque, (Cibus, somnus, libido, per hunc circulum curritur).

Sommes-nous condamnés à la soumission ?

On peut philosopher sur le sujet et se demander si l’homme qui voudrait plus que du pain et des jeux n’est pas présomptueux ou trop ambitieux. Finalement, le peuple a toujours été le jouet des puissants et il l’accepte volontiers. Celui qui aurait de plus grands désirs risque de n’être jamais heureux.

Si on regarde en arrière, on constate que les Églises ont, toujours et partout, assis leur pouvoir sur la soumission des peuples. Elles ont dicté des règles et des interdits, elles ont, en brandissant la peur de l’enfer, incité le peuple à la prière, à la dévotion et à la vénération des prélats. L’Église s’enrichit et renforce son pouvoir tandis que le peuple est à la peine…

Les gouvernements, quels qu’ils soient, ont toujours procédé de la sorte, y compris les chefs d’entreprises. Il convient de nous assurer le minimum vital pour que nous demeurions de bons petits travailleurs efficaces et zélés. Il n’est certes pas facile de guider les troupeaux humains et le savoir-faire en la matière s’est amélioré au fil des années. Il faut des années d’éducation et d’imprégnation de nos cerveaux pour obtenir notre docilité, comme pour un animal que l’on dresse à notre service…

Les nouveaux outils médiatiques parviennent à nous fasciner jusqu’à l’aveuglement. Nous sommes hypnotisés par nos écrans qui occupent désormais nos journées et vampirisent nos esprits. Nous sommes désormais prêts à consacrer l’essentiel de nos ressources aux divertissements et au sport spectacle. De Netflix à la FIFA, les nouveaux pouvoirs sont aux mains des entreprises de divertissement qui s’enrichissent grâce à notre goût immémorial pour les jeux.

Docilement, chaque soir, nous sommes heureux de voir les milliardaires de nos équipes fétiches courir derrière un ballon. Heureux peuple, sans amertume, qui demain votera sans rancune pour celui qui saura l’asservir en douceur, avec le sourire… Il est même prêt à faire la guerre, le bon peuple, et à mourir sous les yeux satisfaits des puissants, comme nous le constatons à nouveau en Ukraine. La soumission est notre nature profonde et sans doute notre plus beau destin…

« On oublie que la vie, ici comme ailleurs, est un luxe, et qu’il n’est nulle part de terre bien profonde sous les pas des hommes », écrivait Antoine de Saint Exupéry dans Terre des Hommes. L’homme moderne a-t-il acquis cette sagesse ancestrale qui lui fait aimer la vie plus que les honneurs et la gloire ? La vie est en effet le plus grand et le plus précieux des luxes, mais aussi le plus fragile. Le bonheur est peut-être plus dans la soumission que dans la révolte ?

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