1005 – AVONS-NOUS BESOIN DES RELIGIONS ?

Le religieux fait partie inhérente de l’histoire de l’humanité. Les religions sont sans doute nécessaires pour permettre aux peuples d’affronter les vicissitudes de la vie, mais elles ont aussi donné lieu à nombre de massacres et de persécutions. Faudrait-il donc se débarrasser des religions et adopter une attitude délibérément laïque ?

Notre monde occidental post-moderne n’entend pas s’embarrasser de religion et relègue son christianisme millénaire dans les placards poussiéreux de l’histoire ancienne, désormais obsolète. L’homme moderne regarde les religions avec un œil critique ou condescendant, satisfait de s’être débarrassé de ces vieilles croyances qu’il range dans la catégorie des superstitions sans fondements rationnels.

Notre monde moderne areligieux a-t-il acquis ainsi une nouvelle sagesse, qui ouvrirait une ère de paix et de prospérité, et qui trancherait sur l’archaïsme des peuples qui restent accrochés à des croyances aveugles et à des religions à l’intérieur desquelles ils sont prisonniers ?

L’actualité nous remet cependant face au phénomène religieux, qui n’est pas absent de la guerre fratricide entre juifs et palestiniens, ou de l’affrontement chronique entre hindoues et musulmans. De même, la culture musulmane, dans laquelle fut immergée la majorité des immigrants en provenance d’Afrique, semble constituer un obstacle majeur à leur intégration dans une Europe qui se prétend laïque, voire anti-religieuse.

La laïcité agnostique, prônée désormais par la frange la plus progressiste de la culture occidentale, est-elle finalement une preuve de modernité et une nouvelle libération ou bien, s’agit-il d’une voie en cul-de-sac, prémisse d’un déclin, voire d’une décadence de la civilisation ? La question est d’importance et mérite un instant de réflexion…

Universalité du religieux

L’histoire des civilisations se confond avec l’histoire des religions, au point que les ethnologues ont pu affirmer qu’il n’existe pas de civilisation sans religion, comme s’il s’agissait d’un paramètre essentiel à l’humanité, en quelque sorte l’oxygène de l’âme.

Il a été dit et répété que « toute civilisation est adossée à une religion ». Cela vaudrait-il dire que l’absence de religion conduise à la désintégration de la civilisation ? André Malraux affirmait que « La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera ».

Ces paroles datent déjà de plus de 70 ans et, en effet, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le devenir de notre civilisation qui semble perdue, sans boussole, dans un monde essentiellement matérialiste, rationnel et hédoniste. La religion est-elle ce qui donne sa valeur fondamentale à une civilisation ?

René Girard répond par l’affirmative à cette question lorsqu’il écrit que « la présence du religieux à l’origine de toutes les sociétés humaines est indubitable et fondamentale » et il poursuit : « De toutes les institutions sociales, le religieux est la seule à laquelle la science n’a jamais réussi à attribuer un objet réel ».

Pour les rationalistes, les religions ne servent à rien et mènent inéluctablement à la violence. Et pourtant le religieux, le sacré et la violence sont des constantes universelles dans toutes les civilisations. René Girard répond à cette double énigme en affirmant que « le sacré, c’est tout ce qui maitrise l’homme » face aux fléaux naturels qui le menacent et « c’est la violence qui constitue le cœur véritable de l’âme secrète du sacré ».

Pour échapper à la contamination de la violence que l’on dénomme vengeance, les religions désignent les victimes expiatoires, les « victimes émissaires » qui, en se sacrifiant, éloignent la violence et la canalise. C’est la raison pour laquelle les religions fabriquent des martyrs. Ces paroles résonnent étrangement en cet automne 2023, alors que les victimes expiatoires s’accumulent au Moyen-Orient, sans parvenir encore à éloigner la vengeance qui nourrit la guerre. On peut espérer que ceux qui meurent aujourd’hui, sous les balles des Israéliens ou des Palestiniens, joueront le rôle purificateur de victimes expiatoires et amèneront une paix durable…

« Faire violence au violent, c’est se laisser contaminer par la violence » ajoute René Girard dans son célèbre essai qui aide à comprendre le monde, « La violence et le sacré ». On peut méditer cette phrase qui figure à la première page : « Il est criminel de tuer la victime parce qu’elle est sacrée… mais la victime ne serait pas sacrée si on ne la tuait pas ». Le sacré naitrait donc de la violence… Ce n’est pas un hasard si la religion chrétienne repose sur la mise à mort d’un homme, relayée ensuite par nombre de martyrs.

La religion est une force

Le sociologue Émile Durkheim est l’autre grand nom qui étudia l’origine des religions dites « primitives » dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse ». Dans son étude des sociétés claniques d’Australie ou d’Amérique il montre comment les sociétés les plus archaïques distinguent le profane et le sacré.

« Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes sont celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à distance des premières. Les croyances religieuses sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées. Enfin, les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées ».

Il en découle que la transgression des interdits qui touchent les choses sacrées déclenche nécessairement un cycle de violence. « La chose sacrée, c’est par excellence, celle que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher ». Tous ceux qui ont oublié ce précepte essentiel, et ont piétiné le sacré, l’ont souvent payé de leur vie comme les caricaturistes stupides de Charlie Hebdo ou Salman Rushdie, auteur des « versets sataniques ». De la même façon, les brimades et interdits que les autorités politiques dites « laïques » font peser, en France, sur les différentes religions ne peuvent conduire qu’à des affrontements violents.

Pour Durkheim, les religions sont les émanations des sociétés elles-mêmes, qui les génèrent, si l’on peut dire, de façon naturelle. La religion est un élément important d’affirmation de l’identité collective, comme si la forte attestation identitaire d’une collectivité politique ne pouvait faire l’économie d’une dimension religieuse.

Ce que relève aussi Émile Durkheim, et que chacun peut vérifier autour de lui, c’est la force que procure l’adhésion à une religion : « Le fidèle qui a communié avec son dieu n’est pas seulement un homme qui voit des vérités nouvelles que l’incroyant ignore ; c’est un homme qui peut davantage. Il sent en lui plus de force soit pour supporter les difficultés de l’existence, soit pour les vaincre. Il est comme élevé au-dessus des misères humaines parce qu’il est élevé au-dessus de sa condition d’homme ; il se croit sauvé du mal, sous quelque forme d’ailleurs qu’il conçoive le mal ». 

La vie, elle, ne peut attendre

En 1912, lorsque Durkheim publie son étude sur les religions premières, la France est en pleine mutation laïque et la religion est en crise, malmenée par les nouvelles théories scientifiques. L’idée s’implante dans les esprits que les explications scientifiques du monde vont remplacer le religieux, qualifié désormais de mythe. « Issue de la religion, la science tend à se substituer à cette dernière ».

« Dieu abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes » résume Durkheim qui ajoute ailleurs « nous traversons une phase de transition et de médiocrité morale …En un mot, les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nésil n’y a pas d’évangiles qui soient immortels et il n’y a pas de raison de croire que l’humanité soit désormais incapable d’en concevoir de nouveaux ».

En tant que sociologue, il observe les assauts que la science mène, pour rogner, chaque jour un peu plus, sur les prérogatives de la religion. Il prévoit une certaine sécularisation du religieux, devenant l’objet d’études scientifiques. Il anticipe que « La sociologie parait appelée à ouvrir une voie nouvelle à la science de l’homme ».

Mais il ne croit pas réellement à la disparition totale du sentiment religieux car « la science est fragmentaire, incomplète ; elle n’avance que lentement et n’est jamais achevée ; la vie, elle, ne peut attendre. Des théories qui sont destinées à faire vivre, à faire agir, sont donc obligées de devancer la science et de la compléter prématurément ».

Dans les dernières pages des formes élémentaires, il écrit cette phrase prémonitoire : « les religions, même les plus rationnelles et les plus laïcisées, ne peuvent pas et ne pourront jamais se passer d’une sorte particulière de spéculation qui, tout en ayant les mêmes objets que la science elle-même, ne saurait pourtant être proprement scientifique ».

Cette réflexion fait écho à cette phrase d’Einstein qui résume bien le dilemme: « La science sans religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle ».

Cette rencontre de la science et de la religion qu’anticipaient Durkheim et Einstein, est sur le point d’aboutir avec les dernières avancées de la physique contemporaine. Cette rencontre est magnifiquement documentée dans un ouvrage récemment paru et qui fera date : « Dieu, la science, les preuves », écrit par deux scientifiques de renom. Dès les premières lignes on peut lire : « La physique, comme un fleuve en crue, a débordé de son lit et est venu télescoper la métaphysique. De cette collision ont jailli des éléments montrant la nécessité d’une intelligence créatrice ».  Nous en reparlerons…

Le sentiment religieux préoccupe les hommes depuis la nuit des temps. D’une part, les humains y puisent une force qui leur permet d’affronter les vicissitudes de la vie et, d’autre part, y trouvent une explication globale du monde qui donne un sens. Seul le croyant sait que c’est la foi qui sauve ! Enfin, le sacré est à la fois source de violence mais aussi l’antidote d’une violence qui sinon serait incontrôlable…

 

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