Les rues de Séville sont comme une sorte de labyrinthe et à chaque coin de rue ou au débouché de petites places on s’attend toujours à voir le Minotaure surgir de l’ombre. De même les entrelacs de fresques arabes sur les murs de l’alcazar traduisent un esprit tortueux et imprévisible, on ne sait jamais où commence et où finit le trait de l’artiste. L’histoire de cette ville est aussi mélangée, les époques se chevauchent et s’entremêlent au point parfois de se confondre. Flâner dans Séville, comme dans bien d’autres villes Andalouses, c’est parcourir le labyrinthe du temps et de l’espace en jouant à cache-cache avec le soleil qui dans la ville n’est jamais là, mais toujours présent. L’été il peut devenir le Minotaure dévorant que l’on fuit en permanence à travers les ruelles étroites et à l’ombre des patios. Au contraire, le printemps n’est que douceur et tranquillité, on peut flâner sans risque à toute heure du jour, on peut s’asseoir sur les places ensoleillées que l’ombre des arbres n’a pas besoin de protéger. Le barrio de Santa Cruz n’est pas encore harcelé par la horde de touristes négligés et dans les jardins de l’alcazar on ne rencontre que des peintres ou des poètes qui viennent aux sources de l’exubérante beauté de cet oasis métropolitain pour puiser l’inspiration.

A Séville, même à la fin Mars l’air est doux et avoisine 20° dans la journée. On peut flâner dans les ruelles de Santa-Cruz, s’asseoir au soleil sur un banc de fortune dans une petite place et soudain se sentir enveloppé par l’odeur douce et sucrée de la fleur d’oranger. Ce matin dans Santa Cruz, au détour d’une rue étroite, j’ai été hélé par un cireur de chaussures, un petit homme âgé, le regard fixé sur le pavé, inspectant les souliers des touristes. Il fut sans doute étonné et heureux de trouver enfin un des derniers touristes de Séville portant encore des chaussures de cuir en lieu et place des incontournables « baskets » qui font désormais partie de l’accoutrement du touriste de base. Nous étions donc faits pour nous rencontrer car il était sans doute le dernier cireur de chaussures de Séville. Il déambulait sans conviction, comme par habitude, et faisait comme chaque jour sa promenade à Santa Cruz. Il était accompagné d’une jeune femme blonde qui aurait pu être sa fille et de deux bambins. Sans doute venaient-ils du quartier de Triana de l’autre côté du Guadalquivir. Il se peut qu’ils ne fussent pas des gitans car la femme de nous proposa pas de nous dire la bonne aventure.
Je me suis donc assis sur une marche à l’entrée d’une maison blanche. Selon la coutume ancestrale, l’homme s’est accroupi à mes pieds et ouvrit sa boîte de pandore d’où il sortit cirage et chiffons. Il me regarda avec un large sourire et fit le signe de la croix car, me dit-il, j’étais le premier client de la journée. Puis il prit du cirage à mains nues et en enduit mes chaussures avec la dextérité d’un homme de l’art. Il eut le temps de me raconter sa vie à laquelle je ne compris pas grand-chose et de me parler des temps anciens. Il était de Séville qu’il n’avait jamais quitté et avait toujours été cireur de chaussures, ce qui lui donnait de la fierté. Mais les temps changent, comme dirait le philosophe, et rien n’est immuable en ce bas monde. Il empocha rapidement le billet que je lui tendis, démesuré pour le service rendu, mais j’ai pensé qu’il n’y a en ce domaine pas de mesure. Il reçut finalement ce que j’aurais donné à un médecin ou un coiffeur sans broncher. Son art n’est pas moins noble et vaut bien les autres. Ainsi disparut dans le barrio de Santa Cruz, à la recherche de sa progéniture, le dernier cireur de chaussures de Séville.