Chaque semaine, j’écris cette Chronique Libre avec un immense plaisir. De la géopolitique à la santé, j’ai abordé de multiples sujets qui nous concernent tous. Me voici arrivé à la 900èmechronique, et après des années de rendez-vous hebdomadaires, l’aventure continue…
J’ai survolé les sujets de notre temps et à chaque fois j’ai donné mon point de vue, ce qui est une façon de parler de moi. Pourquoi écrit-on, sinon pour parler de soi ? Milan Kundera parle de graphomanie, le moteur qui pousse à écrire étant un sentiment de vide, l’absence de contenu. Mais à la fin, « chacun s’entoure de ses propres mots, comme d’un mur de miroirs qui ne laisse filtrer aucune voix du dehors ». C’est bien possible !
Nous croyons que nous écrivons pour les autres, alors que nous n’écrivons sans doute que pour soi… Dans « Le livre du rire et de l’oubli », le même Kundera précise : « Nous écrivons parce que nos enfants se désintéressent de nous », ce qui est une autre façon de voir les choses et il n’a peut-être pas tort…
Voir les gens
Durant ces années, je me suis beaucoup intéressé aux peuples, en général, et à leurs destins. L’avenir de l’Occident, l’avenir de l’Europe et plus précisément l’avenir de la France ont été au cœur de mes préoccupations. Mais les vrais gens, les simples citoyens, que sont-ils dans ce tourbillon ?
Qu’ont-ils à dire ces hommes et ces femmes qui peuplent les nations ? Ne sont-ils que des pions, que l’on bouge sur un échiquier, ou sont-ils les acteurs de leur vie ? Pour répondre à cette question, il suffit de regarder autour de soi.
Hier en soirée, Chantal et moi étions assis sur une terrasse andalouse, Plaza de los Naranjos, dans la vieille ville de Marbella, un haut lieu de villégiature de la upper-class internationale, et nous regardions passer les visiteurs qui profitaient de la douceur de l’air du soir pour respirer sans masque.
Beaucoup de gens ordinaires, heureux d’être là, tout simplement, sans chichi, mais aussi, un certain nombre de bourgeois bohèmes en tenue plus ou moins délabrée, avec parfois des blue-jeans en lambeaux. Ont-ils peur de paraitre riches ou cherchent-ils à se faire remarquer à tout prix ? Plus on monte dans l’échelle sociale, plus il faut être négligé, ce qui constitue un renversement complet de l’échelle des valeurs. Je ne sais pas quelles conclusions en tirer, mais j’émets l’hypothèse que cela procède, sans doute inconsciemment, du processus de déconstruction qui est à l’œuvre en Occident depuis une vingtaine d’années. C’est-à-dire qu’il est devenu de bon ton de renier tout ce qui constituaient nos valeurs traditionnelles, renier notre Histoire, renier notre passé et renier tout ce qu’on fait nos ancêtres…
Puis, est arrivé un jeune couple de marocains, très digne, sans doute des jeunes mariés en voyage de noce au pays des impies. Lui, en tenue sobre, et elle vêtue d’une belle et ample chasuble beige qui la couvrait de la tête au pied. Un grand voile de même couleur lui couvrait la tête et le visage. A travers une fente étroite, brillaient deux yeux sombres, sans doute ébahis par le spectacle. Nous avons d’abord été frappés par la dignité de ce couple, sans doute tiraillé entre la modernité et la tradition, mais qui tranchait avec le laisser-aller ambiant. Mais au-delà, nous nous sommes interrogés sur la pertinence de cette tenue, dans ce lieu. Est-ce elle ou lui qui avait choisi de s’habiller ainsi ? Personne ne pouvait les contraindre ici, sauf la culture et la tradition, sauf peut-être le désir de trancher, de montrer sa différence et de l’affirmer. Cela ne me choque pas, j’aime bien les peuples qui n’ont pas honte d’affirmer leur culture et leurs valeurs. Il s’agissait de touristes qui n’imposaient rien à quiconque, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils voulaient signifier quelque chose. « Car toute la vie de l’homme parmi ses semblables n’est rien d’autre qu’un combat pour s’emparer de l’oreille d’autrui », écrivait Kundera avec pertinence. On pourrait ajouter : pour s’emparer du cerveau d’autrui !
La mémoire et l’oubli
Nous vivons une époque où l’on jette les vieux meubles à la poubelle. Qui veut aujourd’hui chez lui d’un fauteuil Louis XV, fut-il d’époque ? Je suis d’une génération qui vénérait les grands ébénistes et il faut aujourd’hui que j’apprécie Ikéa. Je suis d’une génération qui jadis vénérait des ancêtres qu’il faut aujourd’hui jeter aux orties.
Je suis d’une génération, comme les vieux meubles, que l’on laisse désormais aux vers dans les greniers. C’est pourquoi j’ai été heureux, hier soir, lorsque ma petite fille m’a téléphoné. Elle m’a parlé d’elle et de sa compagne qui vient d’avoir 40 ans et qui se trouve vieille. Je lui ai dit que dans dix ans elle trouvera que 40 ans, c’est la pleine jeunesse ! J’ai plus du double en âge et je me dis la même chose. Chaque jour nous sommes plus jeunes que demain, alors vivons notre jeunesse, chaque jour…
L’important c’est de rester fidèle à soi-même et à ses idées. Je ne crois pas qu’être moderne consiste à renier le passé ou à renier ceux que l’on a aimés. L’oubli, c’est à juste titre la hantise de Milan Kundera qui a vécu l’époque, après les chars Russes à Prague en 1968, durant laquelle il convenait d’oublier le passé, non seulement de le renier mais de l’annuler. Il fallait prêter serment au communisme sinon on était banni, sans travail, et les amis vous reniaient, vous supprimaient de leur mémoire.
Sans fidélité et sans mémoire, c’est le règne de l’oubli. L’héroïne du « Livre du rire et de l’oubli » s’appelle Tamina, l’exilée, la bannie, celle qui a voulu rester fidèle à ses valeurs et qui a dû quitter Prague pour ne pas être anéantie par le système. La mémoire lui est vitale et maintenant elle a peur d’être anéantie par l’oubli : « Si l’édifice chancelant des souvenirs s’affaisse comme une tente maladroitement dressée, il ne va rien rester de Tamina que le présent, ce point invisible, ce néant qui avance lentement vers la mort ».
Voir l’avenir
Aujourd’hui, suivant le même processus d’anéantissement, on déboulonne la statue de Christophe Colomb car il est devenu, aux yeux des apôtres de la cancel culture, le symbole du patriarcat blanc, dominateur, colonisateur, esclavagiste et que sais-je encore.
Exit Thomas Jefferson, le père de l’indépendance américaine, qui eut le tort d’être un homme de son temps et d’avoir épousé les thèses esclavagistes. On peut s’attendre à ce que Jules César, colonisateur de la Gaule, subisse le même sort ainsi que tous ceux qui ont vécu dans les siècles passés, et ont fait partie des affreux européens qui ont dominé le monde des sciences, des arts et de la culture durant 25 siècles !
Tintin en Amérique et Astérix et les Indiens ont déjà fait les frais de ce mouvement « woke » (éveillé), dit progressiste. La déconstruction est en route et ressemble fort à l’épuration soviétique à Prague ou à la révolution culturelle durant l’époque Mao.
Dessiner l’avenir, imaginer ce que sera notre société demain, suivre les tendances à la mode, voilà ce qui me motive. Pourtant, je l’avoue, la cancel culture, le néo féminisme et les mouvements LGBT me font peur, car leurs projets consistent à tout anéantir, à supprimer les structures et les différences pour aboutir à une société homogène constituée d’être indifférenciés, sans passé, sans Histoire, sans valeurs, sans culture propre, une sorte de bouillie insipide…
Comme Milan Kundera, je sais d’expérience que nous sommes généralement ingrats et peureux, parfois même méchants. Globalement nous avons peur et nous suivons le troupeau et nous ne lèverons pas le petit doigt pour nous opposer à une minorité agissante et déterminée qui n’a rien à faire de la démocratie, puisqu’elle se croit l’élite chargée de guider le peuple…
Le diable n’existe pas
J’étais envahi par ces réflexions lorsque Chantal a déniché (par hasard ?) un magnifique film Iranien intitulé « There is no evil ». C’est un film qui ne laisse personne indifférent et qui bouleverse car il est au cœur du dilemme humain : comment résister lorsque l’on n’est pas un héros ? Comment ne pas être broyé par le système et les lois iniques sans se renier soi-même, sans se trahir ?
Imaginez que durant votre service militaire vous soyez affecté dans une unité qui, au sein d’une prison, est chargée de l’exécution des peines. Votre mission consiste à tirer le tabouret qui se trouve sous les pieds des pendus, condamnés à mort. Le feriez-vous, si c’est un ordre ? A chaque fois que vous le faites, vous avez trois jours de permission pour aller voir votre bien-aimée, mais si vous refusez obstinément, vous restez indéfiniment dans la caserne, année après année… Qui peut dire ce qu’il ferait ? Ce film, réalisé en cachette en Iran, a conduit le réalisateur en prison !
Pour continuer à vivre, nous sommes tous des lâches. C’est toujours le même processus qui se met en branle. On commence par jeter à la déchetterie le fauteuil Louis XV dont on a hérité car ce n’est plus la mode ; on juge ses parents, on condamne ses ancêtres, on renie ses valeurs traditionnelles et sa culture ; on accepte d’être censuré et politiquement correct, nos écrits sont épluchés par une intelligence artificielle anonyme, on est trié, sélectionné, on nous délivre une étoile jaune ou un passe-sanitaire ; on est contrôlé avec un code QR, des caméras thermiques et la reconnaissance faciale et on finit par faire partie de cette majorité silencieuse qui baisse la tête et suit les ordres pour ne pas avoir d’ennuis…
Lorsque nous avons bien intégrés les nouvelles normes, les nouvelles idéologies, on finit par y adhérer et nous sommes alors capables de dénoncer notre voisin ou de tirer le tabouret sous les pieds du condamné. Car à la fin, c’est toujours la même histoire, on hérite de Staline, d’Hitler, de Mao ou des Mollahs… et on l’a bien mérité ! Mais peut-on faire autrement ?
L’autre alternative, celle qui demande du courage et de l’audace, mais aussi sans doute une bonne dose d’inconscience, celle qui est réservé à une élite minoritaire qui accepte de perdre son travail et d’être broyé par le système, c’est la résistance, ce que les régimes autoritaires nomment les dissidents, les complotistes, les populistes, les réfractaires, les ennemis du régime, les traitres… bref, ceux qui, à leur risque et péril, refusent le joug de la servitude. L’Histoire nous a prouvé que les dissidents sont au mieux conduit dans des camps de rééducation, au pire ils sont exterminés !
Perdre son âme
C’est l’Europe qui jadis a ensemencé l’Amérique, qui l’a peuplé et qui lui a transmis sa culture, dans ce qu’elle avait de pire et de meilleur. Aujourd’hui, le vent a tourné et il vient d’Amérique, c’est elle qui nous inspire, dans ce qu’elle a de pire et de meilleur…
Ce qu’elle a sans doute de pire, c’est le « wokisme », la cancel culture qui veut annuler le passé, effacer l’Histoire pour faire de nous des peuples sans racine, des électrons libres, des individus sans fidélité qui renient ses héritages, des citoyens apatrides, sans attachement, comme ces êtres qui errent d’une étreinte amoureuse à une autre, sans jamais être satisfaits, avec toujours ce sentiment de vide, cette absence d’âme.
De la même façon que les individus, les peuples ont une âme et ils peuvent la perdre. Perdre son âme, c’est perdre la dimension la plus subtile et la plus importante pour continuer à vivre sans sombrer dans le cynisme.
Perdre son âme, c’est prendre deux comprimés de psychotrope pour être capable de tirer le tabouret sous les pieds du condamné. C’est aussi payer son copain pour effectuer le même acte que l’on n’a pas le courage de faire. Perdre son âme, c’est perdre sa culture, perdre sa mémoire, perdre ses attaches et tout ce qui nous relie à la communauté humaine. Perdre son passé, c’est perdre son âme et se priver d’avenir, comme Tamina l’exilée, coupée de ses racines et condamnée à demeurer dans le « point invisible » du présent.
En écrivant cette 900ème chronique, je me suis dit que ma graphomanie, c’est ma façon à moi de résister au déclin à la mode. C’est ma façon de préserver mon âme, celle de ma famille, celle de mon pays, celle de l’Occident, celle de l’humanité. Il me parait important de résister et d’agir aujourd’hui, avant qu’il ne soit trop tard et qu’il faille être un héros pour entrer en résistance… J’ai refusé de porter mon fauteuil Louis XV à la déchetterie, mais je sais que c’est lâche car nos enfants le feront…