126 – QUAND LE MONDE S’EST MIS A COURIR

  Nous sommes les seuls à nous promener le long de la côte, entre Marbella et Porto Banus : tous les autres courent ! Nous profitons de l’air léger du printemps tandis-que les palmiers se balancent doucement. Il y a comme une douceur retrouvée après le long hiver du nord. Le parfum des orangers en fleurs parvient jusqu’à nous. Les andalous, subtils et raffinés ont un nom spécial  qu’ils ont empruntés aux arabes pour désigner la fleur d’oranger : azahar. Les Madrilènes huppés sont venus en famille passer la Semaine Sainte à Marbella, ce petit paradis fleuri et embaumé. Mais où courent-ils tous ? Chacun va à son rythme ; les jeunes ont le pied plus léger et sont plus aériens, les autres frottent les chaussures sur la terre battue et ahanent. C’est comme si tous s’étaient donnés le mot, dans une sorte de frénésie sportive. Les gros et gras, les ventripotents, les chairs flasques et tous les autres s’en vont ainsi haletants sans jouir de la douceur du matin. C’est ainsi que nous traversons la vie. Nous croyons que le temps s’accélère, mais le temps est immuable, il ne bouge pas, c’est nous qui accélérons la cadence.

C’est à Berkeley dans les années 70, temple de nombre d’extravagances mais aussi d’idées fécondes, que je situe le point de départ de cette course contre le temps. Le mouvement Hippie s’essoufflait, la guerre du Vietnam touchait à sa fin et les soldats américains fuyaient Saigon avec le Vietcong au cul ! Pendant que les hippies s’étaient assoupis le long de Telegraph Avenue sous l’effet de la Marijuana, une nouvelle génération s’est mise en marche en courant. Je me souviens que ma chambre, près de l’université, surplombait un parking couvert sur le toit duquel avait été aménagé un terrain  de sport en asphalte. En pleine nuit, il y avait encore des étudiants qui tournaient en rond pendant des heures en pratiquant ce nouveau sport à la mode, le jogging, qui allait user prématurément les cartilages de toute une génération et qui surtout allait permettre à une génération de chirurgiens orthopédiques de faire fortune. Quarante ans plus tard cette frénésie a envahie tous les continents et est devenue synonyme de jeunesse et de modernité.

Quelques jeunes, bien sûr, jaillissent, légers comme des gazelles, mais beaucoup d’autres avancent comme des locomotives fatiguées. Il y a ceux dont le pas lourd résonne sur la terre battue, ceux qui ont le pas saccadé, d’autres qui ont le pas fatigué et traînant. Il y a aussi ceux qui ont le pas militaire, rythmé. Quelques uns seulement ont la foulée souple, ample et fluide. Ils semblent à peine effleurer le sol et glissent aériens comme des félins.

Certains ne courent pas mais marchent d’un pas saccadé et rapide et vous dépassent comme des mécaniques. Parmi ceux-là, on peut distinguer les petits pas extrêmement rapides, coudes au corps, avec un travail particulier des fessiers qu’il convient de « sculpter » selon les normes à la mode, décrites dans les magazines. D’autres, au contraire, font de grandes enjambés et s’aident de longs sticks dans chaque main pour se catapulter en avant comme des fusées avec un long balancement des bras pour marquer la cadence. Mais comme tout cela ne suffit pas, des arrêts fitness sont aménagés le long du paseo où il convient de faire une halte pour s’adonner à divers exercices de trapèze, d’étirement et de musculature avant de reprendre son chemin de croix. Pour être sûr d’être coupé de la nature, presque tous ont des écouteurs sur les oreilles, perdus dans un autre monde, loin d’ici. Ils n’entendent pas le bruissement de la mer qui ourle la plage dans un mol apaisement. Après cette tentative de maîtrise des kilos superflus, ils iront dans un chiringuito consommer quelques tapas pour se mettre en appétit avant une plantureuse paella. Puis ils finiront l’après midi, étendus sur la plage, les bras en croix, en adoration du dieu solaire.

Il va pourtant falloir réduire la cadence et se poser un peu. Le « toujours plus et toujours plus vite » qui est notre leitmotiv depuis 50 ans est en train de s’enrayer. Nous sommes tellement occupés à courir dans toutes les directions que nous avons oubliés pourquoi nous courons et où nous allons. Notre course effrénée dont les joggers de Marbella ne sont qu’une représentation analogique est une course de vitesse vers la croissance économique et la richesse, non pas vers le bonheur mais vers l’accumulation des biens. Certains commencent déjà à réduire l’allure et réapprennent à flâner, réapprennent à vivre. Nous commençons à parler qualité et pas seulement quantité. En regardant les papys qui s’épuisent à courir le long du paseo maritimo que les gens d’ici dénomment milas de oro ou golden miles, nous ne pouvons nous empêcher de penser à nos sociétés occidentales fatiguées qui continuent de courir après des chimères mais qui ont perdu le feu sacré. Il serait peut-être temps de s’asseoir un peu et de réfléchir sur le sens que nous voulons donner à nos vies. Les riches établis le long de ces milas de oro ont-ils acquis un supplément de bonheur inaccessible aux gens ordinaires ?.

  Prendre son temps, flâner, jouir de l’instant est devenu un anachronisme démodé, vieux jeu. Cependant, après notre promenade, nous nous sommes assis pour déjeuner dans un de ces chiringuitos sur la plage où l’on sert de délicieux poissons grillés. Un jeune noir africain va de table en table pour proposer des lunettes de soleil ou quelques copies de sacs de marques. Il s’arrête à chaque table, attends quelques secondes, puis repars sans jamais recevoir une réponse et sans même croiser un regard, comme s’il n’existait pas. Ils sont légions ici ces êtres transparents que personne ne voit ni ne regarde. Ils ne sont même pas méprisés, pire, ils sont ignorés. Comment se construire une vie d’homme, comment se positionner, comment avoir un projet de vie lorsque non seulement on n’a pas d’existence légale mais plus encore, on n’a pas d’existence réelle ? Comment savoir qui je suis si personne ne me voit ? Ils viennent du Niger ou du Mali, là-bas ils avaient un rêve : aller en Europe pour sortir de la misère. Une nuit sans lune ils ont embarqué à Ceuta et, dans le meilleur des cas, atterris un beau matin sur une plage de Tarifa. Pris en charge par une association ou une mafia locale, ils arpentent maintenant les plages du matin au soir pour vendre une montre ou une paire de lunettes made in China à un hypothétique touriste qui tourne la tête lorsqu’ils approchent, sans lui offrir le moindre sourire, ni même un simple regard comme s’échangeraient deux êtres humains qui se croisent. Mais le vendeur Africain à la sauvette n’a pas de statut d’homme : selon nos critères, il n’est rien !…Il ne mérite pas même un regard.

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