Le titre de cette chronique constitue, pour certains, une sorte de provocation. La critique des soi-disant bienfaits du progrès ne date pas d’aujourd’hui, mais il est vrai qu’elle ne manque pas d’arguments qui méritent d’être écoutés.
Un de ceux qui, en France, a le plus popularisé cette idée iconoclaste est Pierre Rabhi, en particulier dans son beau livre intitulé « Versla sobriété heureuse ». Pierre Rabhi n’est pas un intellectuel et il n’a pas suivi de cursus universitaire, c’est un homme de terrain, c’est-à-dire de bon sens. Fils de forgeron, il est né aux confins du Sahara, puis il vint en France pour travailler à la chaîne avant de choisir la vie rude d’un paysan dans une maigre ferme de l’Ardèche. Il a, au cours de sa vie, assisté à l’effondrement d’un monde séculaire dont il a gardé la nostalgie, puis il a vécu la modernité de l’intérieur, dans son aspect le plus douloureux. Dans son livre, sans aucune rancœur, il effectue d’abord une critique en règle de notre civilisation industrielle et propose ensuite des voies pour atteindre son idéal de sobriété heureuse. Voyons d’abord quels sont ses arguments qui le rendent si sévère.
En écologiste convaincu, Pierre Rabhi soulève le paradoxe fondamental de cette société moderne « qui ne peut produire sans détruire et porte donc en elle-même les germes de sa propre destruction ». Il a des mots très durs pour cet homme moderne, « démiurge occidental autoproclamé » qui a décrété la subordination de la nature à son service. L’homme moderne a ainsi asservi la nature à son profit. Cet asservissement a commencé avec l’agriculture intensive et le déclin du monde paysan, serviteur de la nature. L’exode massif vers les villes a démantelé les structures sociales traditionnelles et « l’épopée agronomique de l’Occident s’achève sur la disparition des paysans en tant qu’intendants millénaires de la terre nourricière ».
Dans le même temps, la révolution industrielle a entrepris l’asservissement des hommes eux-mêmes. « La servitude volontaire était alors perçue comme délivrance, à grand renfort de propagande exaltant le progrès ». Selon Pierre Rabhi, le progrès est souvent un leurre, promu par « un scientisme tyrannique… sous l’impulsion d’une rationalité sans âme ». Il condamne la servitude du monde du travail et son caractère carcéral sous le joug d’une hiérarchie pyramidale et il se demande si « la modernité ne serait pas en train de gagner, insidieusement mais sûrement, la bataille de l’aliénation définitive de la personne, en la rendant dépendante des outils prétendants la libérer ? ». Il est vrai que nous pouvons constater chaque jour combien notre espace de liberté se rétrécit.
C’est dans le rapport au temps que l’aliénation est la plus visible : « Les occidentaux inventent des outils pour gagner du temps et sont obligés de travailler jour et nuit ». Ce diagnostique est irréfutable et rejoint celui d’Ivan Illich qui parlait du retournement des outils contre leurs auteurs. Pour l’homme moderne, le temps c’est de l’argent, et cette devise ancrée au plus profond de nos méninges est ce qui nous différencie peut-être le plus de l’homme traditionnel.
Ce qui est peut-être le plus tragique dans notre civilisation, c’est que « tout ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ». Pour nous, le mot « économie » concerne exclusivement les flux monétaires et est basé sur l’exploitation des richesses de la nature et du travail des hommes : « l’économie consiste en un système qui, par son caractère dissipateur et destructeur, en est précisément la négation, un véritable outrage à l’économie ». Nous voilà au cœur du sujet, l’économie de marché serait tout ce qu’il y a de plus antiéconomique ! En effet, nous constatons avec effroi à quel point nous avons pillé les richesses de la nature et combien, dans le même temps nous continuons de les gaspiller. La véritable « économie », serait l’envers du productivisme en vigueur, mais une nouvelle et aussi très ancienne façon de vivre, basée sur la frugalité.
La primauté du profit a permis d’enrichir quelques uns, mais la course à la productivité a aussi fait passer des milliards d’individus « de la pauvreté à la misère ». Le constat de Pierre Rabhi est dérangeant et l’on est tenté de le cataloguer comme un doux utopiste, nostalgique des temps anciens. Mais nous n’avons pas d’arguments pour réfuter son analyse. Dans la prochaine chronique-libre nous verrons les propositions de Pierre Rabhi pour aller « Vers la sobriété heureuse ».
Merci pour votre article et ce bel hommage à un homme juste !