On peut croire que la vie doit être animée par de grandes choses et des projets ambitieux, qu’elle doive être peuplée de sentiments intenses et de moments grandioses. En fait, si l’on y regarde bien, on constate que nos vies sont remplies de mille petits riens, de moments minuscules, de gestes insignifiants, répétés quotidiennement et que l’on finit par aimer…
Cette chronique m’a été inspirée suite à deux évènements simultanés et synchronisés qui m’ont occupé ces derniers jours et ont changé mon regard sur la vie: j’ai d’abord été frappé par le covid, assez durement pour laisser mon esprit errer et vagabonder à l’improviste, puis en reprenant des forces j’ai lu « Maison de jour, maison de nuit », d’Olga Tokarczuck, prix Nobel de littérature, dont la belle prose nous fait découvrir l’insignifiance des vies de personnages insignifiants et malgré tout grandioses…
Souvenez-vous ce que vous avez fait hier, et le jour d’avant… Tout ce que vous avez fait était certainement important, mais ce furent des gestes simples, des petits riens nécessaires… Vous avez dû vous laver les dents, vous coiffer, faire chauffer l’eau de votre thé ou de votre café… Vous avez regardé le jour se lever et les corbeaux traverser le ciel… en regardant les nuages vous avez pensé qu’il allait peut-être pleuvoir et qu’il fallait penser à prendre un parapluie… cela vous a fait rêver à vos prochaines vacances et au soleil qui réchauffe…Vous vous êtes peut-être dit qu’il fallait prendre un rendez-vous chez le dentiste ou chez le coiffeur… Vous avez mis votre téléphone à charger et, dans votre tête, ont défilé toutes ces petites choses qui allaient égrener votre journée… prendre de l’essence, téléphoner à vos parents, retrouver les collègues au bureau, dire bonjour et faire quelques compliments, faire la pose café, téléphoner, regarder vos e-mails, répondre rapidement à quelques fournisseurs, appeler à nouveau un mauvais payeur, regarder par la fenêtre la pluie qui tombe, aller faire pipi, aller à la cantine, parler de tout et de rien, surtout de rien, rejoindre une réunion avec le chef de service et écouter les palabres, prendre des notes, rire à quelques plaisanteries d’un collègue, retourner à votre bureau, planifier votre week-end, répondre au téléphone, papoter un peu, se laver à nouveau les mains, parler du covid pour la troisième fois de la journée et écouter les avis de tous ceux qui n’en savent pas plus que vous, aller faire pipi, se plaindre un peu, regarder ses nouveaux e-mails, téléphoner pour s’excuser, téléphoner pour réclamer, penser à ses enfants, aller faire ses courses, se lamenter dans les embouteillages, écouter la radio pour avoir des nouvelles de l’épidémie qui galope, penser au temps qui passe trop vite et au film de ce soir à la télé, se laver les mains, changer l’essuie-main, préparer le repas du soir, téléphoner aux parents qui s’inquiètent, échanger avec son compagnon ou sa compagne, écouter les enfants, faire la vaisselle, et ainsi de suite jusqu’à ce que vous éteigniez la lumière après une journée bien chargée… Demain, vous vivrez le même genre de destin…
Peut-être un jour avez-vous rêvé d’un destin grandiose, hors du commun, vous auriez pu être un prince ou une princesse vénérée, un savant admiré, un champion envié, un acteur adulé, un grand patron respecté, que sais-je encore… Néanmoins, même si finalement vous êtes l’un ou l’autre de ces succès, regardez votre vie et vous découvrirez qu’elle n’est faite, finalement, que d’une succession de petits riens insignifiants et que votre renommée n’est qu’un malentendu, qu’une illusion, car vous êtes comme tout le monde occupé et préoccupé essentiellement par de micro-problèmes, que votre quotidien ressemble à celui de tous les autres, médiocre, petit, étriqué, mesquin, le nez collé à l’instant… Vous avez comme les autres, vos petites coliques, vos obsessions minables, vos soucis grotesques, vos jalousies irrationnelles et vos peurs chroniques. Qu’est-ce qui vous distingue du sans grade, de l’oublié dont personne ne parle, de celui qui rase les murs ? Tout compte fait, vous avez les mêmes soucis puérils et vos vies sont comblées avec les mêmes petits riens, les même petits plaisirs de chaque jour, les mêmes satisfactions illusoires et les mêmes rêves d’être tout simplement aimé pour ce que vous êtes ! Que vous soyez puissants ou misérables, vous avez les mêmes aspirations fondamentales et tout le reste n’est que du vent…que de l’esbrouffe…
Souvenez-vous de votre enfance, qu’en reste-t-il ? Quelques détails vagues, le goût des fraises des bois et de la brioche de votre grand-mère, l’odeur du pain grillé, les premières années d’école, l’ambiance lourde à la maison… Mais tout cela est confus, nappé de brouillard et d’incertitudes d’où émerge un souvenir particulier, infime et marquant : vous aviez oublié votre ours en peluche dans la maison de vacances et vous avez pleuré.
Les souvenirs d’adolescence sont plus nets, mais ne sont qu’une succession de détails sans importance, une ou deux bêtises avec les copains, les engueulades des parents, le premier baisé volé, le murmure monotone des interminables heures de classe durant lesquelles il ne se passait rien, le jour du bac où vous aviez oublié votre stylo…
Puis ce fut la vie d’étudiant, les rigolades avec les copains à propos de rien, des manies d’un prof ou deux, les retours des matchs de foot, le stress en attendant le résultat des examens. L’image de notre premier amour est déjà floue, son visage est perdu et on ne saurait pas le reconnaitre sur une photo… Quels furent les évènements marquant de nos vies à cette époque, si ce n’est qu’une succession de pas grand-chose qui occupait nos journées ?
C’est ainsi que nous devenons adultes, après des années de lente maturation souterraine, de micro-fermentations invisibles, d’évènements imperceptibles et de quelques dates marquantes qui finalement nous ont fait vieillir en chassant nombre de nos rêves et de nos illusions. Il y eut les obsèques des grands-parents durant lesquels quelques souvenirs d’enfance sont remontés… Puis vint le premier métier, la monotonie du métro-boulot-dodo qui allait occuper les années et la vie devant soi qui déroule son tapis volant dont on ne sait pas où il va atterrir, les premières désillusions, les chagrins d’amour, les trahisons et cet avenir radieux qui, comme un mirage, est toujours plus loin, demain peut-être, ailleurs sans doute…
Sans compter les enfants, les joies et les soucis, la course, le stress, le boulot et le temps qui file si vite que l’on n’apprécie pas les instants, même brefs, qui pourraient ressembler au bonheur. Puis viennent les ambitions oubliées, la réalité plus monotone que celle que l’on imaginait…
Finalement, qui que nous soyons, nous avons nos petites aigreurs d’estomac, nos petites intolérances alimentaires, nos maux de dents, nos cheveux qui tombent, nos ronflements et nos insomnies, nos fringales et nos dégoûts, nos petites diarrhées et même notre constipation chronique, nos peurs, nos angoisses, nos jalousies et nos ambitions déçues. De même, tous ces menus plaisirs, ces jouissances éphémères, ces saveurs et ces odeurs qui nous ravissent, et ces menues satisfactions qui nous aident à en espérer de nouvelles… Le sel de la vie serait le simple plaisir de vivre, rien d’autre que se sentir chaud et vivant…
Le rêve et l’espérance, ce sont nos deux alliés qui nous aident à vivre. C’est ce que je retiens de la leçon d’Olga Tobarczuk, nous habitons simultanément deux maisons, une vraie, dans la réalité quotidienne, monotone mais concrète, et une maison virtuelle, irréelle, hors du temps et de l’espace, que nous décorons à notre guise…
Si ne n’avais pas eu le covid, j’aurais sans doute manqué Olga Tobarczuk, et je me serais lancé à l’assaut de la dernière forteresse philosophique de Jurgen Habermas qui, à 90 ans et une œuvre abondante derrière lui, vient de publier sur 800 pages denses « Une Histoire de la Philosophie » qui manie les concepts post-métaphysiques comme d’autres épluchent les pommes de terre… J’ai donc renoncé à Habermas et désormais j’épluche les pommes de terre, entre ma femme et mon chat… Pour me consoler d’Habermas, je suis tenté par deux livres utiles : « 100 recettes de plats de pomme de terre » d’une part, et « Le guide indispensable des cueilleurs de champignons » d’autre part … La vie est toujours plus simple que ce que l’on croit !
Finalement, aujourd’hui, je partage cette réflexion d’Olga Tobarczuk : « Je ne pense pas avoir dit quelque chose de réellement important dans ma vie. D’ailleurs, pour les choses essentielles, les mots manquent toujours ».
Voilà ce qui finalement peuple nos jours et nos nuits, tous ces petits riens qui, mis bout à bout, remplissent une vie entière et l’occupent entièrement avec ce terrible et effrayant sentiment d’inutilité… mais pleins de promesses magiques et, surtout, de nombreux petits bonheurs que nous ne savons pas apprécier à leur juste valeur…
Si j’ai pu vous aider à prendre conscience que nos vies sont faites de ces petits riens que nous finissons par aimer et qui constituent le vrai luxe de la vie… cela sera le cadeau de Noël que je vous offre !
Exactement… à l’automne de la vie on comprend… enfin…. que l’essentiel …. est fait de tous petits riens…. qui sont finalement…. LA VIE… ET LE BONHEUR…
Merci pour vos chroniques…